Rien n’avait préparé le cinéma d’Andreï Tarkovski à une œuvre aussi vertigineuse, passionnante et douloureuse que « Nostalghia ». Sorti à l’orée des années 1980, alors que son réalisateur commence tout juste son exil en Europe, ce film est un ouragan de beauté semi-autobiographique au sein duquel les tourments laissent place à la nostalgie, au doute, et à l’autodestruction. « Je suis las de ces beautés écœurantes » clame d’entrée de jeu le personnage principal, Andreï Gorchakov, un poête russe perdu dans une Italie brumeuse, hanté par les souvenirs et sa terre natale. Ici, la réalité vacille, comme une flamme sur une bougie, et la raison se perd dans le labyrinthe des regrets. Car Andreï Tarkovski nous projette dans une expérience repoussant les limites du cinéma et de notre patience de spectateur à travers un récit austère, spectral, et apathique.
Il est dit qu’un artiste atteint son zénith lorsqu’il parvient à un haut niveau de souffrance. Fraichement exilé d’Union Soviétique, Andreï Tarkovski entame le tournage de « Nostalghia » en Italie, en collaboration avec le célèbre scénariste Tonino Guerra. Le choix de l’Italie n’est, bien sûr, en rien anodin, puisqu’il s’agit de la terre de l’humanisme, des arts, de la renaissance, également doté d’un patrimoine cinématographique pour lequel Tarkovski n’a jamais cessé de clamer son admiration. Et pourtant, « Nostalghia » est un film issu du doute, et de la nostalgie de son auteur pour son pays natal. « Nostalghia », plus qu’une forme d’autobiographie, est donc un film sur le malaise et le sentiment d’échec de son auteur. On pourrait lui relever une empreinte quasiment documentaire, tant il retranscrit à la perfection le marasme de l’exil et le poids destructeur de la nostalgie. À ce titre, Gortchakov, s’il a son corps en Italie, à son esprit en Russie. Et Tarkovski n’hésite à nous entrainer dans le crépuscule de ce personnage à la fois halluciné et désenchanté. Sa lassitude, sa souffrance, en font un parfait personnage tarkovskien. Véritable fantôme enfermé dans la brume, Gortchakov est un trou noir, un homme dégoutant, incapable d’aimer, terne, une silhouette spectrale dénuée de désir.
On pourrait maintenant revenir à une scène au début du film. Une séquence à faire s’émouvoir le plus déterminé des cyniques. Eugenia, interprète italienne de Gorchakov, entre dans une église. Elle pose alors une question à un prêtre : « pourquoi les femmes prient-elles autant ? ». À cette question, l’homme lui répond : « les femmes sont faites pour faire des enfants et les éduquer le mieux possible ». Si ce dialogue a de quoi faire rougir un spectateur progressiste, il ouvre l’une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma. Fascinée par une jeune femme en train de prier, Eugenia s’arrête, et l’observe alors qu’elle est en train d’ouvrir la robe d’une statue de la Vierge. En sort une nuée d’hirondelles, ainsi qu’une représentation de « La Madonna del Parto » de Piero della Francesca. Ce que nous suggère ici Tarkovski, c’est que la quête du bonheur n’est qu’un artifice nous détournant de notre vraie route : la quête de la vérité, à travers l’expérience esthétique. Car « Nostalghia » se passe dans un monde pré-apocalyptique ou le bien-être et la modernité n’ont aucun sens.
Un autre personnage intervient dans ce récit tortueux et sensoriel : Domenico. Secondaire dans la narration, il est pourtant le protagoniste le plus important. Sa folie ne tarde pas à fasciner Gortchakov, qui prend rapidement contact avec lui. Dans l’un de ses rêves, le poète va jusqu’à le voir apparaître à sa place dans son reflet, un moment onirique d’une poésie affolante. On note également le plan-séquence ébouriffant de beauté nous faisant visite sa demeure, nous rendant directement compte de la folie du personnage. Comme s’il n’était déjà pas déjà suffisamment explicite, Tarkovski met en scène, à travers les traits de cet homme, ce qu’il a peur de devenir, et ce que Gortchakov peut potentiellement devenir. Car Domenico a une obsession : traverser une piscine vide avec, à sa main, une bougie allumée, pour « sauver l’humanité ». Et à la fin du film, c’est donc Gortchakov qui accomplie cet acte. À ce titre, il est quasiment impossible de parler de « Nostalghia » sans revenir à cette scène, tellement belle qu’elle en devient indescriptible. Tarkovski parvient à l’apothéose de son cinéma en dépeignant ce solitaire essentiel, mettant en avant toute sa souffrance. Cette scène est si absurde, si gratuite, longue et modeste, qu’elle se transforme rapidement en séance d’hypnose. L’Humanité contenue dans une flamme prête à s’éteindre, ou comment nommer l’innommable et sonder l’insondable.
« Nostalghia » est également une romance tragique et pathétique entre Gortchakov et Eugénia, s’achevant sur une séquence particulièrement difficile. Eugénia déverse toute sa rancœur sur un homme sibyllin, et Tarkovski nous laisse regarder tout le mal-être découlant de cette femme ayant pour seul désir celui d’être aimée. À la fois désespérés et désintéressés face au sublime, les personnages de « Nostalghia » pousse le film à aborder un nombre considérable de pistes philosophiques, métaphysiques, métaphoriques, et politiques, avec une acuité unique, conservant la majesté si singulière de cette œuvre. Tarkovski ne se contente pas de reconstituer benoitement le sentiment de nostalgie, mais l’invoque avec une force que l’on pourrait lucidement qualifier de divine.
Ainsi, « Nostalghia » s’emploie à une gnoséologie de la mélancolie, de la désillusion, et du désespoir, faisant une lecture iconographique de l’impossibilité de vivre tout en subjectivisant le temps, conduisant dans les abysses intimes de notre personne. Oui, « Nostalghia » est un film difficile, mais pas compliqué. Nous croyons plonger dans une ambiance flottante, en réalité, nous tombons rapidement sous le choc d’une telle puissance dramatique. Pas de symbolique, pas d’allégorie, pas de didactisme, seulement l’impression d’assister à un miracle, d’avoir le temps sur les tempes, d’être dépossédé de tout contrôle. Et si seulement il était possible d’arrêter là… Mais rarement, voire jamais, un film aura retranscrit avec autant de sagesse et de subtilité le sentiment amoureux, dans une dimension aussi tragique. On pourrait s’extasier indéfiniment devant la beauté de ces plans, ces dialogues disposant tous de multiples niveaux de lecture, cette errance à la fois géographique et psychologique, ou encore ce rythme ciselé avec une précision d’horloger… Car l’espoir est un combat de tous les jours, dans un monde courant tout droit vers sa fin.
À titre personnel, je ne considère pas le cinéma comme étant un art. Pourtant, chaque plan de « Nostalghia » est un tableau de maitre. Car Andreï Tarkovski est au cinéma ce que Titien est à la peinture, ce que Bach est à la musique. Et ne jamais avoir vu son œuvre, c’est comme ne jamais avoir vu la lune la nuit. Un film-monde métempirique. Un chef-d’œuvre primordial. Une fascination. Un sacrifice.