Le point de départ de Jericó, le vol infini des jours est la grand mère de Catalina Mesa qui lui a donné le goût de la transmission orale et lui racontait son enfance à Jericó, le village des ancêtres de son père. La réalisatrice raconte :
"Il était différent des autres parce que toutes les communautés religieuses, venues d’Europe, s’y étaient installées. De sorte que l’éducation des enfants y était meilleure que dans les villages voisins. C’est pour cette raison qu’on appelle Jericó, « l’Athènes du sud ouest d’Antioquia ». Quand je suis arrivée dans le petit centre historique, j’ai découvert tous les poètes locaux. Comme c’est un village qui a été fondé en 1851 – ce qui est relativement récent –, on regarde toujours vers l’avenir, sans se retourner sur le passé. Que ce village, perché dans les montagnes, ait gardé toutes ses archives est extraordinaire. J’ai commencé à lire plus de 300 poèmes. Les vers que l’on peut lire en exergue du film sont de Oliva Sossa de Jaramillo : « Mon noble Jericó est beau, enclavé dans la montagne, le mont touche l’infini... ». J’ai choisi cette strophe car elle fait écho à d’autres poèmes évoquant la montagne touchant le ciel. C’est une réalité que l’on ressent à Jericó."
Un an avant de commencer le film, Catalina Mesa a constitué une playlist, à partir des chansons que ses grand-tantes écoutaient et qu'elles chantaient en famille. La cinéaste s'est aussi emparée de la musique que chaque femme écoutait dans son espace, et a utilisé des morceaux interprétés par la pianiste Teresita Gomez, première musicienne classique afrocolombienne. "Elle a mis à l’honneur des compositeurs colombiens de la fin du 19è siècle et du 20ème siècle. Cela correspondait parfaitement à l’époque et à la génération que je souhaitais mettre en valeur. Le travail autour de la musique était presque ethnographique. Un morceau cubain a néanmoins été intégré comme s’il était colombien car il s’inscrivait profondément dans mon histoire familiale", précise-t-elle.
Le montage de Jericó, le vol infini des jours a duré cinq mois. Catalina Mesa a travaillé avec Loïc Lallemand et ils avaient au total 80 heures de matériel qui correspondait à trois mois de tournage.
Le film brésilien Tourbillon de Clarissa Campolina (2011) a beaucoup inspiré Catalina Mesa dans son intention ethnographique. La réalisatrice développe : "Le personnage principal est une femme âgée et toute la magie du film repose sur sa grâce. Je voulais avoir la liberté d’exprimer mon propre regard poétique et donc être libre de pousser mon film un petit peu vers la fiction. C’est en regardant Tourbillon que je m’y suis autorisée. Au registre des influences, La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard m’a nourrie pour concevoir le film. Ce texte m’a invitée à aiguiser mon attention vers les espaces simples mais très significatifs de chaque maison : la table de nuit, le tiroir, la cuisine : tous ces espaces et ces détails sont les expressions de l’être qui y habite. Les objets incarnent les histoires de ces femmes."
Lorsque Catalina Mesa est arrivée dans le village, elle n'avait qu’un seul contact, celui du directeur du musée de Jericó. Elle lui a alors parlé de son projet qui avait pour vocation d’écouter l’esprit féminin propre à sa culture d’origine. La cinéaste poursuit : "Il m’a mise en relation avec Nelson Restrepo, acteur passionné de la vie culturelle du village qui anime une émission de radio, dans laquelle les femmes s’envoient des messages entre elles. Il connaissait toutes les femmes de Jericó et de la région. Il m’a donné une liste de 25 d’entre elles. J’ai commencé à repérer des femmes avec des profils très différents. L’idée était de composer un film en forme de kaléidoscope où chaque femme représentait une couleur et un archétype féminin. Le film se compose de huit portraits de femmes. Quand on le regarde de loin, c’est un esprit féminin qui traverse le collectif."
L’idée de la transmission domine la dernière partie de Jericó, le vol infini des jours avec la présence de la jeune génération à l’image... Catalina Mesa explique : "Quand je suis arrivée à Jericó, je voulais travailler avec des femmes âgées mais il y avait aussi des jeunes et énormément d’enfants. Je me suis dit que ma démarche n’était pas très juste. J’ai rencontré Manuela, l’infirmière, et Laura, qui était en train de préparer la fête des cerfs-volants. Chaque enfant en fabrique un à l’école. Je suis tombée amoureuse du visage de cette petite fille et j’ai commencé à la filmer. J’ai développé une histoire à partir de cette génération-là. Finalement dans le montage le choix de personnages s’est affiné et on s’est concentré sur huit femmes qui transmettaient les histoires qui nous paraissaient les plus fortes."
Lorsque Catalina Mesa était plus jeune, elle s'est rendue à Jericó à plusieurs reprises. La cinéaste se rappelle : "Les fenêtres des maisons évoquaient un monde arrêté dans le temps. Comme le village est enclavé, il a conservé des traditions qui se sont perdues aux alentours. Les vieux vivent longtemps ici et cette longévitélà contribue à maintenir ce monde traditionnel. J’ai loué une maison et me suis vraiment imprégnée de Jericò à ce moment-là. C’est une ville si belle qu’on pourrait ne s’en tenir qu’à ses façades. Je ne savais pas ce que j’allais y trouver. Quand Ruth est morte, j’ai compris qu’un chapitre de ma famille s’évanouissait à jamais. Les générations suivantes se sont installées en ville. Je ne suis pas fataliste, la culture se transmet. Mais la forme, le « Zeitgeist », l’esprit de l’époque, la religion mêlée à la superstition, la poésie, tous ces rites se transforment très vite. Je me suis dit qu’il fallait que je trouve d’autres femmes de Jericò pour mener à bien ce travail de mémoire. J’ai fait mon film pour ma famille mais aussi pour la mémoire collective, celle de la région d’Antioquia et de la Colombie."