Shéhérazade est le premier long métrage de Jean-Bernard Marlin, qui avait auparavant signé deux courts : La Fugue et La Peau dure. C'est un fait divers survenu à Marseille en 2013 et centré sur un petit proxénète qui a donné envie au réalisateur de faire ce film. Il se rappelle : "Un adolescent de 16 ans, en fugue, est arrêté dans un hôtel de passe du centre-ville où il vit avec deux filles prostituées de son âge. Pendant plusieurs mois, ils vivent de l’argent de la prostitution. On l’accuse de proxénétisme. Eux, ils vivent une histoire d’amour. C’était assez violent entre eux, il y avait des coups échangés. Mais les protagonistes l’identifiaient bien comme une histoire d’amour. Cette histoire, je l’ai rencontrée plusieurs fois dans la rue, à Marseille. J’ai vu des jeunes filles prostituées se battre et tenter de survivre sur le trottoir pendant que leur copain était en galère. Certaines leur ramenaient même de l’argent en prison."
Pour écrire Shéhérazade, Jean-Bernard Marlin est revenu habiter dans la ville où il a grandi : Marseille. Il a ainsi passé plusieurs mois avec des jeunes femmes qui se prostituent dans le quartier de la Rotonde, où a eu lieu le fait divers. "Elles ont entre 16 et 24 ans, elles traînent en bande. Elles vivent dans des chambres d’hôtel du quartier. J’ai observé leur vie dans la rue, je leur ai demandé de me parler de leur vie amoureuse. Je me suis rendu compte que beaucoup d’entre elles étaient passées par des foyers. Ça s’inscrivait dans la continuité de mon travail, un documentaire et un court métrage sur un jeune de foyer. Au départ, ce n’était peut-être pas conscient, mais je sais aujourd’hui qu’à la base d’un projet, il y a toujours pour moi une exigence documentaire."
Pour faire en sorte que son film soit le plus réaliste possible, Jean-Bernard Marlin a, en plus de son travail de documentation, choisi des comédiens non-professionnels. Le metteur en scène confie : "Ils ont instinctivement le langage, les gestes des personnages. Leur visage raconte une histoire. Mon producteur, Grégoire Debailly, aime aussi les histoires ancrées dans le réel, avec une approche documentaire. Il produit les films de Samuel Collardey. Mais, avec Shéhérazade, je suis allé un peu plus vers la fiction."
A Marseille, Jean-Bernard Marlin a rédigé une première version de scénario assez documentaire. Le cinéaste est ensuite reparti à Paris et la scénariste Catherine Paillé lui a fait des retours. Elle a notamment apporté à cette histoire une sensibilité qui lui est propre, un côté poétique et aussi beaucoup de bon sens selon Marlin, qui précise : "Les dialogues étaient déjà très écrits parce que je connais le langage de ces jeunes, je connais leurs expressions, je les maîtrise même très bien. Ce qui ne m’a pas empêché, au tournage, de laisser parfois les jeunes improviser. Et puis une actrice m’a aussi aidé : elle connaissait bien les filles du quartier de la Rotonde, elle m’a dit ce qui sonnait juste ou pas dans leurs scènes."
Le casting de Shéhérazade a duré près de huit mois jusqu’à fin août 2017 - alors que le tournage démarrait en septembre. Comme le film était principalement centré sur les acteurs, Jean-Bernard Marlin et la directrice de casting Cendrine Lapuyade ont pris le temps qu’il fallait et ont essentiellement fait du casting sauvage. Ils ont cherché dans tous les quartiers de la ville pour dénicher les acteurs principaux du film, en passant par les foyers et les sorties de prison. Le réalisateur se rappelle :
"Dylan Robert, le comédien principal, est très proche de Zachary, son personnage. Je l’ai rencontré en casting, juste après sa sortie de prison de l’Établissement pénitentiaire pour mineurs de Marseille, le même que celui que l’on voit dans le film. Quand il sort de prison au début du film, il « rejoue » donc ce qu’il a vécu vraiment dans la vraie vie, trois mois auparavant, avec les mêmes surveillants de l’administration pénitentiaire... Avec les autres acteurs, j’ai recherché de la même façon cette coïncidence entre le réel et le scénario du film. Du coup, beaucoup d’acteurs jouaient leur propre rôle, y compris les avocats et les éducateurs que cela amusait beaucoup. La juge est jouée par une avocate."
Certains des acteurs sortaient de prison et avaient encore des jugements au tribunal pendant le tournage. Il y en a même un que Jean-Bernard Marlin allait chercher tous les matins en centre de détention, une prison pour les longues peines.
Dylan Robert et Kenza Fortas, qui jouent Zac et Shéhérazade, se connaissent depuis qu’ils ont 10 ans. Ce sont des enfants de la Belle de Mai, un des quartiers les plus défavorisés de Marseille. Ils étaient amoureux à l’époque et se sont retrouvés sur le tournage. Dylan avait été incarcéré pour les délits que son personnage raconte dans le film. Jean-Bernard Marlin confie :
"Je lui ai dit de se servir de son passé, de choses personnelles pour nourrir le personnage. Je voulais une véracité du langage, des gestes, des expressions, du comportement. Il est d’origine irakienne et tunisienne, il s’appelle Dylan Robert ! Il vient d’avoir 18 ans. Trouver Shéhérazade était plus compliqué : c’est un rôle de composition, il fallait une fille qui accepte de jouer la prostituée et qui l’assume une fois qu’on montrerait le film. Il a fallu expliquer à tout le monde, notamment aux parents, ce que cela impliquait de jouer ce rôle. J’ai trouvé Kenza dans le quartier de la Belle de Mai, elle est passée par un foyer elle aussi, comme beaucoup des filles qui traînent à la Rotonde. Les autres filles sont plus âgées, je voulais un personnage qui n’ait pas encore été abîmé par cette vie. Aujourd’hui, Kenza a 17 ans. Elle était déscolarisée, mais depuis le film elle a commencé un CAP « seconde chance »."
Possédant une formation d’acteur et enseignant l’art dramatique, Jean-Bernard Marlin a, avant le tournage, organisé des ateliers pendant deux mois pour apprendre aux comédiens à jouer devant une caméra. "Nous avons fait un travail autour des émotions et des impulsions physiques pour avoir un jeu viscéral, animal. Je leur ai appris à ne pas fabriquer les émotions, mais à les vivre vraiment. À aller vers de l’authenticité... Ils ont également appris à « se connaître » eux-mêmes, à savoir ce qui les stimule émotionnellement, et à reconnaître la justesse de leur jeu et celle des autres. À lire les émotions et les pensées dans le visage et le corps de leur partenaire. En termes de direction, je voulais filmer l’instinct de mes acteurs. Ce qui leur échappe m’intéresse beaucoup plus que les choses qu’ils contrôlent", se rappelle-t-il.
Quand Zac décide de devenir proxénète, Shéhérazade délaisse le naturalisme pour se frotter au cinéma de genre... Jean-Bernard Marlin n'a pas vraiment pensé le film en termes de genres, même s'il mêle dans son long métrage des codes du documentaire, du thriller, du film noir et de l’histoire d’amour. Le cinéaste explique :
"La base est naturaliste, mais je voulais décoller un peu de ça, j’aime bien les récits plus amples. J’ai pensé que le film était tellement documentaire que je pouvais m’amuser à proposer autre chose. C’est aussi pour ça que j’ai choisi Jonathan Ricquebourg comme chef opérateur : il a signé l’image de Mange tes morts, qui partait du documentaire pour dévier vers le monde des gangsters. Les intrigues et les scènes mafieuses du film par exemple, je les ai écrites en me documentant, puis je les ai réécrites sur le tournage avec certains acteurs du film qui connaissaient mieux que moi les situations que je décrivais. Ils m’ont montré où garer le scooter pour braquer les Bulgares, par exemple... Les acteurs étaient en quelque sorte les conseillers techniques du film !"
Shéhérazade a remporté 3 César : celui du meilleur premier film et ceux du meilleur espoir masculin et féminin pour Dylan Robert et Kenza Fortas.