Georgi Lazarevski s'est rendu pour la première fois en Patagonie il y a près de vingt ans en ayant à l’esprit les livres qui racontaient les aventures extraordinaires des pionniers. Habité par le mythe d’une frontière au-delà de laquelle s’étendrait un nouveau territoire plein de promesses, il nourrit depuis longtemps cette envie de suivre la trace de ces aventuriers, repris de justice, conquérants ou miséreux qui y ont élu domicile dans l'espoir d'une vie meilleure.
Le metteur en scène Georgi Lazarevski est également le fils d’un émigré yougoslave qui a plusieurs fois changé de nationalité et pris goût aux voyages. Il explique en quoi ces expériences l'ont poussé à réaliser Zona Franca :
"La Patagonie était pour moi une sorte de graal. Instinctivement, je reproduisais le fantasme de milliers de Yougoslaves, partis au 19ème siècle de la petite île voisine de Brac pour devenir les tout premiers colons de Patagonie. Ils ont travaillé dur pour sortir de la misère, construire ou reconstruire une vie rêvée, s’approcher de leurs idéaux. Ils ont érigé des villes dans un environnement incroyablement hostile. Ces colons façonnèrent le territoire à leur guise, exploitèrent la terre tant qu’ils le pouvaient. Ont-ils trouvé ce qu’ils cherchaient ? Se sont-ils définitivement affranchis des barrières qui ont fini par avoir raison de leur pays originel ? Voilà les questions qui attisaient ma curiosité. Ce territoire est le lieu idéal pour évoquer l’exil, le franchissement des frontières, l’évasion, la communauté ou l’impossibilité de rencontrer l’autre. Des notions que je m’obstine à explorer dans mes films."
Georgi Lazarevski a voulu prendre de la distance avec le mythe propre à ce vaste lieu qu'est la Patagonie en regardant l’envers de la carte postale et tenter de saisir la complexité de ce territoire. "Il aurait été très tentant de se cantonner au personnage de l’aventurier solitaire, hors du commun et forcément captivant, évoluant dans des paysages dantesques. J’ai préféré adopter une écriture qui marque une prise de distance, qui sorte du cadre classique. Je voulais ancrer le film dans le présent, et sans abandonner l’intime, prendre un certain recul, pour tisser, par les moyens du cinéma, des liens entre les choses, entre les personnages, mettre en perspective des situations de façon à porter un regard qui interroge notre monde", confie-t-il.
Zona Franca est un très grand centre commercial qui a été créé pour dynamiser la région en attirant des investisseurs et de nouveaux habitants. Il a été construit au bord du détroit de Magellan dans la ville de Punta Arenas (capitale et unique grande ville de cette région du sud de la Patagonie chilienne) à l’emplacement exact de la pointe de sable qui donna son nom à la ville. Georgi Lazarevski explique :
"Punta Arenas était au départ, en 1848, une prison, une « colonie pénale » où on envoyait du reste du pays les condamnés, certain qu’ils ne pourraient s’échapper, à moins de mourir de froid. Aujourd’hui cette zone est entourée de barbelés et de guérites, et des gardes se relayent jour et nuit, comme Patricia, pour veiller à ce que les biens de consommation ne soient pas volés. C’est un port, où accostent les paquebots de touristes à la saison d’été. Lieu de châtiment, devenu lieu de loisirs. Avec comme point commun les barbelés. C’est aussi un poumon économique : Gaspar et son frère viennent y vendre leur or, et Lalo y a acheté ses camions. L’endroit est central et magnétique : Les personnages du film y sont tous reliés d’une façon. C’est un décor du film, une métaphore de ce qu’est devenu ce territoire, une prison avec ses barbelés. Mais le sujet, c’est la résistance, ou plutôt l‘évasion."
La grève montrée dans le film signifie l’opposition indirecte entre deux mondes : les travailleurs et les habitants sur place, les touristes de passage et les Chiliens, mais avant tout les Chiliens entre eux, le gouvernement contre les manifestants, les manifestants contre d’autres manifestants, etc. "Il y a bien une opposition entre deux mondes, dont la grève est symptomatique, c’est une fracture sociale qui ne fait que s’amplifier, -on le voit bien aujourd’hui dans notre société, et dans le monde entier- mais la frontière ne se situe pas entre touristes et locaux. La réalité est, heureusement, plus complexe. Et c’est ça que j’ai essayé de dire dans le film", note Georgi Lazarevski.
Georgi Lazarevski insiste sur le fait qu'il n'a pas cherché, via son film, à donner des leçons sur les méfaits ou bienfaits de la modernité mais davantage à inviter à la réflexion : "Je me sens proche des manifestants, mais je constate qu’ils considèrent que le gaz leur appartient, qu’il y en aura toujours, qu’il ne faut pas particulièrement l’économiser. Leur lutte s’inscrit aussi dans le sens d’une politique de production d’énergie à coûts réduits, dont la conséquence est la systématisation de la fracturation hydraulique, le gaz de schiste. Peu s’en soucient. Je constate aussi que Lalo a besoin de chantiers pour avoir du travail, qu’il a besoin qu’on développe la région pour survivre. Je porte un regard critique sur une modernité de prédation, sans conscience, sans mémoire. Comme ces statues d’Indios -façon Disneyland- qui fleurissent partout, d’autant plus qu’on les a exterminés, ou ces usines, devenues hôtels de luxe où l’on sirote un whisky en écoutant Frank Sinatra", confie-t-il.