Le réalisateur Emmanuel Parraud s'est pour la première fois rendu à La Réunion en 2003. Le cinéaste y encadrait un groupe de jeunes de la métropole venus à l’instigation du président de leur centre social, un Réunionnais qui s’était exilé de son île depuis 14 ans. Il se rappelle :
"On est allé chez son père et là dans un village perdu dans les hauts de l’île, une case dans un creux du relief enfouie sous la végétation... Là j’ai vu le monde tout à fait différemment. À la Réunion tout est plus intense, tout s’exprime plus fortement. Et la phrase de Nicolas Ray a enfin trouvé tout son sens ici. Il disait que « le cinéma c’est plus fort que la vie », mais ici, alors, la vie c’est la même chose que le cinéma. Pour moi qui cherche (en sachant que c’est inutile et naïf, rassurez-vous) la vérité à travers le cinéma, une porte s’est ouverte, ce que je retenais dans mes films à la facture « bressonienne » allait enfin pouvoir sortir, ça ne serait pas faux."
C'est là qu'Emmanuel Parraud a rencontré Patrice et Charles, par hasard, en se trompant de chemin dans ses repérages. "On a passé l’après-midi ensemble. Ils étaient ivres mais lucides sur ce qui nous séparaient. On est devenus complices. Et on ne s’est plus quittés. J’ai fait un premier film avec eux, Adieu à tout cela , un moyen métrage dans lequel ils avaient un petit rôle. J’ai senti qu’ils étaient immenses. Alors j’ai voulu écrire un nouveau film en hommage à Patrice, à sa vie, à sa manière de voir le monde, en hommage à lui tout simplement. C’est devenu Sac la mort", se souvient le metteur en scène.
Le personnage principal de Patrice autour duquel le film est construit est un cafre, autrement dit à La Réunion un descendant d’esclave d’origine africaine. L’esclavage à la Réunion ne s’est arrêté véritablement qu’en 1870 et Patrice n’est que la quatrième génération qui suit cette libération. Emmanuel Parraud précise :
"Alors oui, Patrice et ses amis boivent, le film est là pour rendre le spectateur sensible à tout ce qui construit cette situation, cette complexité, pour en arriver là. Au désespoir qui la sous-tend, à la confusion que cette boisson entretient, à la force aussi que l’alcool donne à ceux pour qui le monde qui les entoure est synonyme de danger, d’imprévisible, qui ont un rapport craintif au monde. Certes ils ne sont plus fouettés aujourd’hui, mais ils sont relégués, ils ne comptent pour rien, le monde est indéchiffrable pour eux, inaccessible – on te donne ton RSA et reste chez toi, surtout n’en sors pas, tu n’es pas présentable, tu nous fais honte."
"Le film veut immerger le spectateur dans la tête de Patrice, l’amener à voir, réagir comme lui, ressentir comme lui cette hostilité et cette imprévisibilité qui l’entoure et l’inquiétude qui va avec. Lui faire éprouver ce sentiment de perte et de boucle infernale, de cauchemar, de somnambulisme, de solitude et de désespérance immense. Lui faire vivre comme les cafres l’expriment, avec la légèreté et l’humour des désespérés qui se savent condamnés. Chaque fois que je quitte Patrice et Charles-Henri ils me saluent comme si c’était la dernière fois, la prochaine fois ils seront morts. Au-delà de montrer ce qui a fabriqué ces hommes, je veux tout simplement que le spectateur aime ceux dont je parle, qu’il soit touché par eux, par leur dignité dans le malheur", explique Emmanuel Parraud.
Emmanuel Parraud a rencontré Patrice et Charles-Henri à l’occasion de son court- métrage Adieu à tout cela. Les autres comédiens du film sont aussi non-professionnels. Le cinéaste a entrepris avec la directrice de casting Karen Hottois un casting sauvage sur l’île avant le tournage.
Sac la mort a été tourné en créole, une langue qu'Emmanuel Parraud ne parle presque pas. Avant le tournage, le metteur en scène a commencé par écrire les dialogues en français puis a expliqué les choses aux comédiens et, ensuite, ces derniers les ont dites à leur manière dans leur langue. Le réalisateur poursuit :
"Si je leur demandais de parler en français, on aurait sans doute affaire à de mauvais acteurs... Ce n’est d’ailleurs pas faire injure à la France que de dire qu’il y a encore, aujourd’hui, des gens qui y vivent avec leur langue à eux. Le créole n’est pas une langue morte. Patrice et Charles-Henri, qui ont travaillé en métropole, comprennent très bien le français. Je fais parfois l’effort de leur parler en créole, mais je travaille surtout avec une assistance en laquelle j’ai toute confiance. Elle ne se contente pas de me dire si les dialogues sont là ou pas, elle entend la subtilité de la langue, ce qui court sous les mots. Mais j’ai aussi appris à mes interprètes qu’au-delà de la parole, on peut sentir quand un plan fonctionne, quand l’émotion va au-delà de la compréhension des mots."