"Oh, Jeannette, pour aller jusqu'à toi, quel drôle de chemin il m'a fallu prendre !"
Je ne sais plus vraiment avec quel état d’esprit j’ai abordé ce film… j’ai commencé Bruno Dumont il y a bientôt deux ans par Hors Satan qui m’avait un peu déboussolé, mais qui m’était quand même resté en tête avec le temps, puis j’avais vu Twentynine Palms, et là je n’avais pas du tout accroché, trouvé ça bête et sans subtilité : là où il y avait dans Hors Satan une lumière qui perçait au milieu du mal, je ne voyais dans Twentynine Palms que le pire de l’humanité aligné sans subtilité et sans pitié, mais malgré cela quelques images m’étaient restées et je ne savais en vérité pas quoi penser de ce film. Il faudra que je le revoie un jour… Et puis j’en étais finalement arrivé à P’tit Quinquin, que j’avais vraiment adoré, cette fois. Mais à peu près rien ne me préparait à Jeannette… La première fois que je l’ai vu, c’était sur une vidéo en 360p sur YouTube, mise en ligne en toute illégalité, et malheureusement retirée depuis. L’important est que cette version est celle qui a été diffusée sur Arte à la télévision, qui est très différente en plusieurs points de la version cinéma que j’ai vue plus tard en achetant le DVD. C’est un montage que je n’ai retrouvé nulle part ailleurs, que Arte doit sans doute tout de même garder dans ses tiroirs…
En vérité j’ai d’abord ressenti un sentiment très étrange, d’être à la fois embarrassé et captivé par le chant a capella de la petite Lise, qui ne chante pas forcément très juste, mais au long du film je m’y suis assez vite fait, car la musique d’Igorrr est arrivée, et quelle merveille… je vois très bien ce que Dumont a voulu faire dans ce montage télé, en coupant le plan inaugural et en ouvrant son film sur une chanson, il met directement le téléspectateur dans le bain, ce dont n’a pas forcément besoin le spectateur de cinéma. Et quelle chanson ! Je reste tout de même extrêmement triste qu’elle ne soit pas présente dans le montage cinéma, car il s’agit pour moi de la meilleure de toutes… presque tous ceux qui verront le film le verront dans sa version cinéma, ne verront donc pas cette chanson sidérante de beauté, et c’est bien dommage… Mais le moment où j’ai définitivement perdu pied, c’est la chanson de madame Gervaise, lorsqu’elles s’avancent toutes trois vers la caméra pour venir headbanger ensemble, l’extase est à son comble. Il y a un nombre incalculable d’instants divins comme ça, cette danse de Jeannette mimant une guitare lors de l’apparition, ces contorsions lorsqu’elle est plus grande… je m’arrête, ma mémoire est trop pleine de ces images fascinantes pour pouvoir toutes les écrire.
Ce qui impressionne vraiment avec ce film, c’est que Bruno Dumont se permet tout un tas d’excentricités, mais ce n’est jamais pour mettre en avant un quelconque anticonformisme, puisqu’en vérité tous ces détails lui viennent naturellement. Il n’y a qu’à lire son entretien dans les Cahiers du Cinéma en septembre 2017 pour voir comment il a pris la décision de faire jouer un personnage par deux jumelles, ou encore comment il a modifié les chorégraphies en fonction de ce que voulaient faire les acteurs (les roues de Jeanne Voisin, les moulinets et les dabs de Nicolas Leclaire qui joue l’oncle). Il n’y a rien de plus réjouissant que de voir un réalisateur résolument libre, mais qui n’utilise cette liberté que pour faire ce qui lui semble juste. Et puis cette fascination pour les pieds, que les critiques du Masque et la Plume n’ont pas très bien comprise… je trouve ça magnifique, de filmer une petite fille chez qui nait la danse, et de cadrer ses pieds, de montrer cette vitalité qui arrive à exister malgré un sol cruel, de montrer un rapport sensoriel et terre-à-terre (sans mauvais jeu de mots) à la danse et à la chanson… il y a quelque chose de profondément humain qui montre bien que Bruno Dumont aime les gens, contrairement à ce que certains persistent à croire…
Quelque chose qui me bouleverse énormément, c’est le basculement émotionnel qui a lieu entre la première partie, où Jeannette est une enfant, et la deuxième, où elle a quinze ans. Pendant toute la première partie, on ressent une espèce d’entrain, Jeannette est encore une petite fille (13 ans dans la pièce, 8 ans dans le film), toute cette partie a beau être une sorte de longue plainte d’une enfant révoltée contre la misère humaine, on y ressent toujours une sorte d’extase, une colère qui ne va pas sans une certaine joie de l’enfance… et puis dès le début de la deuxième partie, on voit Jeannette qui a grandi, on la voit discuter avec son amie… mais c’est différent, car plus jeunes, Hauviette et elle bougeaient beaucoup quand elles parlaient, là on sent que les mouvements sont plus mécaniques, c’est dû à l’âge des comédiennes évidemment (elle jouent avec plus de sérieux et se maîtrisent beaucoup plus) mais ça transmet surtout le sentiment d’une joie, d’une agitation enfantine qui s’est perdue… et au final ça rejoint bien le fait que Jeannette sent qu’elle va bientôt devoir partir, laisser ceux qu’elle aime derrière elle. La deuxième partie est moins extatique que la première, plus triste, résignée, Jeannette acceptant sa mission… et c’est magnifique. Mais le film n’est jamais trop sérieux, comme toujours chez Dumont, d’abord grâce aux imperfections du jeu des acteurs non-professionnels, une quasi-constante dans son cinéma, mais aussi parce qu’il y a du rap… du rap quoi… au XVe siècle… si déjà c’est pas drôle dans son idée même… Il n’y a pas que ça, il y a tout un tas de détails qui font sourire, voire même parfois rire, et qui ajoutent à la complexité de cette œuvre.
Car oui, il faut rappeler que comme l’ont dit les Cahiers du Cinéma, c’est probablement le film de Bruno Dumont le plus bizarre. On parle quand même de celui qui a fait Ma Loute… donc c’est dire si Jeannette est un film totalement insaisissable et retors. On ne sait jamais vraiment où se mettre… et c’est tant mieux. Jamais auparavant je n’avais ressenti devant un film autant d’émotions contradictoires, étranges et uniques. Je ne sais pas exactement ce que ça veut dire, mais c’est peut-être bien mon film préféré. Comme quoi, 360p, c’est ça la vraie HD.