J'en ai mis du temps avant de pouvoir voir Jeannette, mais je ne suis pas déçu, surtout comme que toujours chez Dumont, ses films marquent durablement. Il le disait lorsqu'il faisait P'tit Quinquin, déjà pour Arte, mais lorsqu'il fait Hors Satan, le spectateur peut se rendre compte qu'il a été marqué quinze jours plus tard, mais en faisant de la comédie il faut que le rire soit immédiat. Il travaille donc depuis P'tit Quinquin sur une double temporalité, le plaisir immédiat (bien que ses films n'aient jamais été des calvaires à voir et leur beauté était immédiatement saisissante) mais tout en gardant sa capacité à marquer sur le long terme.
Il a été dit sur le film qu'il était inclassable, bizarre, etc, mais finalement Dumont a gardé la même fougue qu'avec Ma Loute ou P'tit Quinquin mais a juste supprimé (en large partie) l'humour, bien que ça puisse faire sourire par moments, pour mettre à la place de la comédie musicale, mais de la comédie musicale aussi décalée que l'était son humour.
C'est-à-dire que l'on a de la musique pas forcément consensuelle et c'est très réussi. Je ne dirais même pas que j'étais surpris d'entendre du metal sur un texte de Charles Péguy... Je dirais que comme lorsque Bonello utilisait de la musique anachronique dans l'Apollonide, ça donne un charme et une puissance au film. Surtout que là, Dumont d'habitude assez avare en musique, préférant les longs silences et le bruit des landes, sait exactement comment la manier pour marquer le spectateur. Le mélange musical fonctionne très bien, la musique se coupe quand il faut et surtout est en parfaite adéquation avec les chorégraphies. Cette osmose, bien que fragile, donne tout à coup une ampleur considérable à ces personnages, à ces acteurs qui chantent un peu faux par moments, à ce texte qui ne pourrait réellement prétendre être dit par une gamine de huit ans...
La maladresse et la grâce se mélangent alors, oppressant limite le spectateur tant il ne lui laisse plus aucun espace pour respirer avec cette musique qui enveloppe les corps et les pensées des personnages.
Le film, malgré les maladresses des acteurs est extrêmement bien réalisé et la mise en scène arrive à rendre intéressantes les idées qui auraient pu paraître saugrenues, comme le fait de prendre deux jumelles pour jouer le même rôle. En effet, la caméra joue avec leurs corps et la chorégraphie, ainsi que le chant (dont si je ne m'abuse les jumelles sont les compositrices) pour tout à coup rendre indispensable cette vision du personnage de Mme Gervaise, bonne sœur à deux visages. D'ailleurs elles ont pour moi les plus belles chansons du film, entre l'utilisation du chant en canon et surtout leur apparition, alors que l'on regardait Jeannette d'en haut, tel Dieu, puis contre-champ, on voit le Soleil, donc Dieu, et que sa réponse est l'arrivée des jumelles, ça en jette.
De même, à la fin de cette séquence, l'on a Jeanne qui s'agenouille pour faire une prière, filmée en contre-plongée, sa prière devient un ordre, un ordre à Dieu... puis, plan zénithal sur Jeannette, le spectateur retourne à la place de Dieu et l'observe d'en haut. Grisant.
Le film n'est pas si excentrique que cela, Dumont fait ce qu'il a toujours fait, utiliser la beauté et surtout la grâce de ses acteurs pour toucher le spectateur... Cette fois il le fait en musique et ça fonctionne aussi bien que d'habitude, ça manque peut-être juste d'étreintes...
Et tout ça me donne envie de lire Jeanne d'Arc de Péguy, le texte qui a servi (avec Le mystère de la charité de Jeanne d'Arc) de base au film. Il me semble d'ailleurs que Dumont puise plus dans la première version de la pièce que dans la seconde, puisque cette dernière s'arrête environ au milieu du film.
Maintenant je n'ai plus qu'à attendre, d'être réveillé au beau milieu de la nuit dans quelques jours, comme se fut le cas pour tous ses autres films, comme frappé par la grâce une seconde fois.