Chant d'hiver s'ouvre avec une scène en costumes qui reconstitue une décapitation à la guillotine pendant la Révolution française. Ce qui peut faire penser qu'il s'agit d'une fiction historique. Or, ça n'est pas du tout le cas comme l'explique Otar Iosseliani : "Il s'agit tout simplement de créer un passé à un de mes personnages principaux qu'on retrouvera ultérieurement curé dans un régiment militaire, chevalier d'un ordre occulte très important, ami avec des bourreaux ou rescapé d’on ne sait trop quel massacre. On a tous en nous ce genre d'ascendance qui doit mêler la gloire et la crapulerie, l'héroïsme le plus fou et la lâcheté la plus noire. Évidemment on préfère se souvenir du meilleur: une victime c'est sympathique, un bourreau ce n'est pas très plaisant et guère fréquentable.
Le metteur en scène géorgien poursuit : "Dans cette scène d'ouverture où figure une exécution à la guillotine, le contrepoint ce sont ces femmes qu'on appelait pendant la Révolution française les tricoteuses, parce qu'elles venaient assister aux exécutions avec leur Entretien avec Otar Iosseliani ouvrage. C'était une sorte de réunion de jacassières au pied de l'échafaud, quelque chose d'assez atroce où ces dames, spectatrices d'un drôle de spectacle, discutaient des mérites de tel ou tel bourreau, de l'allure des condamnés dont la tête allait être tranchée, le tout avec de fortes insultes. Mais j'ai voulu aussi que dans cette scène une des tricoteuses aille récupérer la tête du guillotiné dans un linge et la serre sur ses genoux comme on bercerait un nouveau-né. C'est ma façon de suggérer que même au coeur de l'horreur, il peut y avoir un soupçon d'étrange humanité."
C'est ce même genre de paradoxe qui se retrouve dans le film lorsque l'histoire se déroule dans la Géorgie contemporaine où la guerre entre ce pays et la Russie fait rage. Otar Iosseliani note à ce sujet : "Cette autochtonie est pour ainsi dire anecdotique. Car ce n'est pas la guerre en particulier, celle qui par exemple a opposé les Géorgiens aux Russes, mais la guerre en général, la guerre comme parabole, la guerre éternelle, infatigable, increvable si j'ose dire, pendant laquelle se succèdent fatalement des épisodes épouvantables: meurtres, pillage, viols. Qu'est-ce qu'ils volent mes soldats minables ? Justement des choses qui leur ressemblent, des objets misérables : des matelas, des tapis, des pots de chambre, des jouets d'enfants. Pour moi le pillage, le viol, sont toujours la quintessence de ce phénomène indestructible qu'on nomme la guerre."
Après la Révolution française et la guerre, le film change de cadre pour se situer à Paris. "C'est un nouvel épisode ou plus exactement une troisième époque à la manière d'un de ces feuilletons du XIXème siècle : un nouveau mystère de Paris. C'est une façon de poursuivre la narration en la faisant rebondir, mais aussi une manière de dire et de filmer la même chose : le paradoxe, l'ambigüité, la dualité de toute chose et de toute personne. Ce serait tellement triste si on n'était qu'une seule chose à la fois. Toutes ces histoires d'identité obligatoire, d'appartenance à telle ou telle communauté, de racine, d'origine, dont on nous accable de toute part", explique le réalisateur.
Le personnage principal est un ex-aristocrate devenu, entre autres, concierge à Paris, mais qui est aussi un lettré qui collectionne les vieux livres rares qu'il échange contre des armes. Un tel personnage peut paraître loufoque mais Otar Iosseliani ne le voit pas comme cela : "J'ai connu des types de ce genre. Ce qui peut mieux qualifier ce personnage c'est le terme d'hypostasie, un mot très ancien qui nous vient du grec en passant par le latin. Dans la religion chrétienne, cela désigne la fameuse Trinité où Dieu est la fois, le père, le fils et le Saint Esprit. Mon bonhomme est un cas d'ultra hypostasie, il est au minimum cinq choses à la fois. Je filme aussi la descendante d'une des tricoteuses de la Révolution, autre cas d'hypostasie."
Le personnage du voisin et meilleur ami-ennemi du concierge qui collectionne les crânes est une idée qui est venue à Otar Iosseliani alors qu'il était à Moscou et qu'un journaliste l'avait reçu dans son bureau. Sur ce dernier était posé un crâne... dans lequel il écrasait ses cigarettes ! : "J'ai réussi à le convaincre que nous allions enterrer ce crâne dans un terrain à côté de chez lui. Il l'a fait en grinçant des dents mais finalement pour lui c'était un grand soulagement. Voilà d'où me viennent quelques-unes des histoires que je raconte. On devrait toujours filmer en pensant à autre chose, en regardant ailleurs."
Compte tenu de l'aspect étrange du film, on peut penser qu'il n'a pas été très organisé à l'avance. Mais c'est en fait tout le contraire puisque Otar Iosseliani confie que chaque plan et chaque détail est auparavant dessiné sur un story board sur lequel le cinéaste se tient scrupuleusement pendant le tournage : "Ce qui fait qu'aucun plan ne se répète deux fois. La seule chose que j'évite, c'est l'arsenal lourdingue du gros plan ou des champs/contre champs. Ça ne sert à rien sinon à expliquer ce que le spectateur est assez futé pour avoir deviné tout seul."
Otar Iosseliani cite comme références plusieurs metteurs en scène incontournables comme René Clair, Jean Vigo, Vittorio De Sica, Federico Fellini, Jean Renoir, Jacques Tati, Buster Keaton... : "Tous emploient une méthode qui consiste à raconter une myriade d'histoires comme on tisse un tapis fait de mille fils entrelacés. Mon film, je l'espère, est comme un tableau sur le phénomène diffracté de la vie. (...) Chant d'hiver est une comédie mais une comédie humaine où le propos est parfois tellement sérieux qu'on ne peut pas le filmer sérieusement. Tel le fameux Diogène, je cherche l'homme en plein jour avec une lanterne à la main."
Dans Chant d'hiver, les clochards occupent cette place de regardants critiques. Otar Iosseliani nous en dit plus sur le rapport qu'il a avec eux et qui incarnent selon lui une vieille tradition parisienne de gavroches à la langue bien pendue : "Quand je suis arrivé à Paris au début des années 80, j'ai tout de suite eu beaucoup de sympathie pour les clodos plus ou moins volontaires qui trainaient du côté de la rue Mouffetard et de la Montagne Sainte Geneviève. En 1984, j'en ai embauché quelques-uns pour Les favoris de la lune, mon premier film en France. Le jour de l'avant-première, on avait affrété un minibus pour les emmener voir le film. Pendant la projection, ils n'arrêtaient pas de se lever pour aller aux toilettes. Et à la fin du film, l'un d'entre deux, un certain Ringo, vient me voir et me dit : « Tu as vu, on a beaucoup aimé, personne n'a pissé par terre. » Quelle délicatesse ! Dans le fond, le message de mon film est très clair : vive l'amitié mais pas avec n'importe qui. Parfois je me sens comme un chien qui dort sur un tas de foin. Dès qu'une vache s'approche du tas de foin, le chien se réveille et aboie. Pourtant les chiens ne mangent pas de foin."
Chant d'hiver est le titre d'une vieille chanson géorgienne qui dit « C'est l'hiver, ça va mal, les fleurs sont fanées, mais rien ne nous empêchera de chanter. » On peut donc aussi chanter Chant d'hiver en été.