Ce deuxième film de Mikhael Hers (Memory Lane) s’ouvre sur une journée de la vie de Sasha, une sérigraphiste française installée à Berlin, où elle partage la vie de Lawrence, un écrivain et traducteur américain. La caméra nous dévoile quelques moments du quotidien de la jeune femme. On la voit s’éveiller (péniblement), prendre sa douche, enfiler un t-shirt, travailler, fumer une cigarette avec une collègue… Gestes anodins, comme ceux qui rythment nos propres existences. Anodins en apparence seulement, car elle ne les fera plus : sur le chemin qui la ramène chez elle, elle s’effondre dans un parc, foudroyée par un mal dont on ne nous dira rien. Mais la cause est en fait de peu d’importance. Ces premières scènes, muettes, suffisent en effet à tisser un lien indéfectible entre elle et nous. Son souvenir ne nous quittera pas, par empathie – la mort peut tous nous saisir ainsi, brutalement, sans que nous ayons pu préparer notre départ, dire adieu à ceux que nous aimons – et l’intimité que nous avons partagée avec elle dans ses derniers instants, dont sont exclus son compagnon et sa famille. Son visage, sa silhouette, sa démarche, son expression à l’instant précédant son malaise, formeront le filigrane mental de l’histoire…
Sasha incarne la paradoxale présence de l’absence. Peu d’œuvres ont su rendre à ce point ce sentiment singulier, que seul le travail de deuil peut progressivement, si ce n’est effacer, du moins rendre supportable. « La douleur du deuil renvoie à la douleur de l’amputation de quelqu’un ou de quelque chose qui faisait partie de nous », note Cécile Séjourné. « Amorcer un travail de deuil n’est ni remplacer ni oublier le membre manquant, encore moins laisser le temps s’écouler sans s’occuper de la cicatrisation en cours, mais au contraire se mobiliser pour panser sa blessure ». Il faudra trois étés à Lawrence pour accomplir ce processus, pour d’abord accepter la perte de Sasha, se laisser ensuite traverser par les émotions liées à sa disparition, et enfin pouvoir reprendre le chemin de la vie, c’est-à-dire « remplacer la perte par une présence intérieure », selon la formule de Janine Pillot.
Le premier été, à Berlin, est celui du désespoir, de la mise en retrait du monde. Le deuxième, à Paris – et Annecy – est l’étape de l’errance émotionnelle, mais également de la vie en train de palpiter à nouveau : ayant dépassé l’acmé de sa souffrance, le jeune homme recommence à aller de l’avant, même s’il s’attache encore à garder une proximité avec la défunte, notamment par la quête d’un chimérique bonheur – et réconfort – que pourrait lui procurer son amitié-amoureuse avec la sœur de Sasha, Zoé, qui lui ressemble physiquement. Le troisième, à New York, amorcera sa renaissance – il aura alors apprivoisé l’absence.
Trois étés, donc, mais aussi trois villes, trois pays… Ce parcours vers l’ouest est, pour le héros, comme pour les conquérants du Nouveau monde, synonyme de nouvelle vie, de nouvelle chance. Etre heureux ne s’accompagne plus d’un amer sentiment de culpabilité. « Le lien à l’autre est intériorisé. La sensation du manque si dévastatrice et si douloureuse du début s’estompe et l’endeuillé peut enfin s’investir progressivement dans d’autres relations, se risquer à de nouveaux attachements. Il reprend goût à la vie, s’autorise à vivre pleinement au lieu de seulement survivre ». Le final ne respecte pas la trajectoire d’une comédie romantique. Normal, Ce sentiment de l’été est à l’image de la vie : si nouvelle relation il y a, pour Lawrence, ce n’est pas celle qu’il avait fantasmé dans le trouble de sa peine.
Ce trajet émotionnel, psychologique et spirituel est rendu visuellement par la délicate photographie de Sébastien Buchmann (Memory Lane, La guerre est déclarée, Main dans la main), où se succèdent, dans une sorte de sfumato, les ombres de la nuit berlinoise (à l’image de la sidération provoquée par la mort de Sasha), les couleurs vives des paysages annéciens (reflets du chaos intérieur inhérent au travail de deuil) et la lumière mélancolique des soirées new-yorkaises (où « la douleur initiale se transforme en douce peine »)…
Pour incarner Lawrence, Mikhael Hers fait appelle à Anders Danielsen Lie, découvert en feu follet évanescent, dans le chef-d’œuvre de Joachim Trier, Oslo, 31 août. Là encore, on peut apprécier sa grâce fragile et bouleversante, à laquelle s’accorde si bien la douceur infinie de Judith Chemla…