Brad, ayant vomi au terme d'une riche journée d'alcoolisme et de désœuvrement, embrasse Angelina qui écœurée se rince la bouche au vin blanc avant de recracher sur la moquette. Oui, oui, sur le sol. D'un hôtel. Rien que ça, sans trop avoir à s'étendre sur les rimmels coulants, les clopes, les petits-déjeuners au gin ou les saillies misanthropes à pas cher, c'est dire d'emblée si l'on est dans une ambiance destroy... mais du destroy glamour s'il vous plaît ! Sur fond de Côte d'Azur, belles tapisseries, chapeaux seyants, couture élégante, musique chic et volutes délicats.
Alors évidemment, il y aurait bien de quoi dire sur l'esthétique de carte postale, sur l'élégance guindée de la mise en scène qui, à force de lorgner lourdement vers le cinéma français des années 60-70, tourne de façon vulgaire au pastiche ; de quoi dire (ou peut-être pas) sur l'interminable première heure de film, dont j'ai réellement cru pendant un moment qu'elle n'allait jamais amorcer la moindre action et en rester à l'exposition volontairement redondante et monotone d'un couple aigri en train de fumer et de glander en s'envoyant des scuds avant d'aller de temps en temps au comptoir baragouiner un français auquel on piffre difficilement un mot sur deux ; de quoi dire enfin sur la façon dont Angelina Jolie, devant comme derrière la caméra, sursignifie chacun de ses états d'âme ou, plus simplement, sur l’inénarrable cliché de ses personnages : le mari écrivain acculé par la page blanche ; la femme dépressive qui déteste tout et tout le monde ; le jeune couple plein de vie de la chambre voisine, qui va attiser les sarcasmes et la jalousie ; le vieil hôtelier buriné ayant toujours quelques mots de sagesse à te délivrer chaque fois qu'il te sert de quoi te beurrer.
Mais pourquoi se disperser alors qu'il suffit pour cerner ce qui dysfonctionne d'en venir directement au nœud central autour duquel toute l'évolution du film s'articule : l'affaire du trou. Parce que oui, le film entier tourne autour d'un trou. Et ce n'est pas de façon gratuite, par simple grivoiserie que je m'amuse à le présenter comme ça, hein... clairement, ça en joue : il n'y a qu'à voir avec quelle délectation et quel petit sourire obscène Brad y fourre ses doigts, invitant sa femme à une séance de voyeurisme en couple. Ah, je n'avais pas dit : il s'agit d'un trou dans le mur de leur chambre, donnant directement sur la chambre voisine où Brangelina va regarder Mélanie Laurent et Melvil Poupaud rejouer l'amour heureux des premières années.
Et ce trou... tellement puissamment, magnifiquement stupide, ce trou. Déjà, il faut tenir le temps du film sans se laisser narguer de façon trop envahissante par la question à cent mille : qu'est-ce qu'il fait là ? On parle quand même d'une vieille canalisation avec une trace d'humidité dégueulasse, au beau milieu d'un mur dans une chambre d'hôtel relativement classe dont rien que les tapisseries semblent avoir été conçues par un designer de mode. Et quand bien même tu voudrais y planter une symbolique sur la misère sexuelle du couple fatigué
(en fait la symbolique, bien que peu subtile, est un peu plus recherchée que ça mais ne prend sens qu'avec la révélation de fin)
, tu ne peux pas quoi qu'il en soit faire tourner tout ton film autour d'un élément qui, au premier niveau de lecture, fonctionne aussi mal : parce que même en admettant sa présence, comment tu expliques qu'une canalisation aussi absurde et voyante ne soit pas immédiatement grillée par l'autre couple ? ou qu'y compris le personnage de Brad Pitt mette plusieurs jours à la calculer ?
Après, honnêtement, je l'aime bien ce trou ; il donne de quoi rire, déjà, et en plus il occasionne - bien que ce ne soit sans doute que de façon involontaire - une mise en abyme géniale lorsque les personnages de Laurent et Poupaud se retrouvent à leur insu reluqués par Jolie et Pitt, hilares parce qu'ils les trouvent niais, eux-mêmes reluqués par toi, spectateur, qui es face au film relégué au même voyeurisme, à scruter à travers l'écran comme par un trou de serrure pour choper trois bribes de la vie sexuelle de Brangelina, et qui finalement te marres juste autant qu'eux parce qu'ils sont grotesques dans leur pose de bourgeois blasés. Mais même ça, je ne veux pas donner l'impression de le dire méchamment : cet aspect "riches cons", qui aurait facilement pu rendre le film imbuvable s'il s'était replié dans une expression strictement narcissique, passe assez bien en définitive puisque les personnages sont les premiers à en être conscients et à s'en faire le reproche - l'envie d'embrasser Brad Pitt lorsqu'il dit peu ou prou à sa femme : « tu ne crois pas qu'on devrait arrêter d'être des tocards ? » Ce qui crée une complicité inattendue avec le spectateur et, par un joli retournement, tend à les rendre tous les deux plutôt ordinaires et attachants. D'autant qu'on devine, avec une certitude croissante à mesure que le film avance, que
c'est bien d'eux que parlent Jolie et Pitt
, et que s'il y aura toujours matière pour qui le voudra à railler une thérapie de couple aux frais du spectateur, il y a bel et bien un effort de sincérité dans le ton.
Le problème n'est pas dans l'intention, donc, mais dans la manière.
Le premier problème - que j'évoquais plus haut - c'est que rien ne fonctionne au premier degré. Il y a tout plein de jolis parallèles, de jolies métaphores : la chambre d'à côté transformée en matrice où Jolie voit s'ébattre la vie qu'elle ne vivra plus
et s'engendrer celle qu'elle ne portera plus en son sein
; le pêcheur partant au matin et revenant le soir en même temps que Pitt ; le voyage insatisfait, la vraie vie qui est toujours ailleurs, etc. Mais chaque fois, il faut intellectualiser pour que cela ressemble à quelque chose. Angelina Jolie est si préoccupée par l'exposition de toute une série d'idées qu'elle se fait sur la vie, l'amour, la lassitude, le traumatisme, etc. qu'elle néglige presque systématiquement de donner un peu de crédibilité et de substance à ses personnages ou à ses situations, si bien que tout finit figé dans des espèces de poses désincarnées qui virent au ridicule.
Le second problème, qui n'aide clairement pas de ce point de vue, c'est le manque de subtilité. J'ai vraiment cru pendant presque tout le film qu'à défaut de jamais en jouer à la mise en scène, Jolie allait oser un énorme hors-champ à la narration en ne mentionnant jamais la cause du fossé entre ses deux personnages - puisque très rapidement, elle laisse entendre qu'un événement traumatisant est à l'origine de leur mal-être. Vraiment, c'était très bien de laisser le déclencheur inconnu ! Ça permettait à l'imagination d'y projeter n'importe quoi, de sacraliser la blessure en laissant planer dessus le mystère, ça compensait même l'aspect trop abstrait du film en imprégnant le tout d'une dimension un peu supérieure, comme s'il ne s'agissait plus de leur histoire personnelle mais d'une étude de cas indéfinie sur la dislocation d'un couple. Mais non. Pas d'inconnue, pas de hors-champ ; tout sera montré, tout sera dit.
Et ce sera décevant.
Oui, un film pour dire qu'être stérile, pour une femme, c'est pas évident. Quand je disais que le spectateur est un voyeur dans ce film ! Je m'attendais bien à ce que Jolie me parle d'elle - c'est pas répréhensible pour un artiste de parler de soi dans ses œuvres - mais de là à ce qu'elle me hurle en pleurs qu'elle a du mal à vivre son ablation des ovaires... c'est pas incorrect, mais c'est gênant, quoi.
Dans le manque de subtilité, toujours : glamour oblige, ça essaie d'être sulfureux et, évidemment, ça ne l'est pas au quart autant que ça croit l'être, parce que ça aligne des représentations mille fois remâchées de la cruauté dans le couple. Tant qu'à mentionner Le Mépris - puisque ça en revendique l'empreinte, que ce soit au niveau des couleurs, du cadre ou des attitudes, avec à peu près autant de discrétion qu'un panneau clignotant en plein Las Vegas - bah il faut dire ce qui est, quoi qu'on veuille bien penser du vieux Godard : il t'y disait en une réplique plus de choses sur la méchanceté qu'Angelina Jolie n'en a dites en trois films.
L'esthétique, tiens.
C'est élégant, hein... pas de souci du côté de l'équipe technique, elle a fait un très joli boulot. Mais c'est vide ! Aucune intention de mise en scène, ou presque. Je crois que je n'avais jamais vu si bien illustré au cinéma le principe d'après lequel il ne suffit pas de faire des images agréables pour faire une bonne réalisation. On dirait une espèce de sculpture de vernis creuse, qui s'effondrerait sur elle-même parce qu'il n'y aurait aucune matière consistante au-dessous pour la soutenir. Un symptôme très voyant, c'est l'utilisation qui est faite des miroirs : c'est simple, Angelina Jolie a fait mettre des miroirs partout dans son film. Elle a dû se dire que ça ferait classe... mais le truc, c'est qu'elle n'en fait strictement rien. Elle ne s'en sert ni pour illustrer des sentiments (le mensonge ou la distance dans le couple, le fait de se sentir étranger à soi-même... bref, les trucs pour lesquels on utilise des miroirs habituellement), ni pour mettre en place quelques plans contenant à la fois le champ et le contrechamp. Ça fait de jolies images, quoi. Et globalement on a donc un beige doré couleur chair, une belle photographie, de belles tapisseries, des compositions de cadres flatteuses... plus qu'à y ajouter une bande originale à la française, un peu de Chopin, de Serge Gainsbourg, de Jane Birkin, et on a l'ultime brochure touristique sur papier glacé.
Quand même dommage de voir une réalisatrice américaine s'impliquer autant pour l'ancrage culturel français de son film, et faire finalement de la France une simple carte postale de fond, parfaitement interchangeable ou alors simplement gage d'une patte glamour superficielle. Le pire, c'est que plus j'y repense, plus je me dis que, tout maladroit, inerte et raté qu'il soit, je l'aime bien en fait, ce film... c'est qu'il m'a quand même bien fait rigoler, puis l'air de rien, j'ai traversé un tel océan de vacuité avec les personnages que j'étais presque triste au bout du compte de devoir les laisser partir. Une dernière chose, quand même : Brad, avec les lunettes fumées et la moustache, c'est juste pas gérable. On dirait Günther.