Pour son deuxième long-métrage, Charlie Chaplin fait le pari risqué de renoncer provisoirement au genre burlesque qui a fait son succès, pour s’aventurer dans vers un registre diamétralement opposé : le drame romantique.
Après le succès du Kid en 1921, Chaplin ayant honoré ses engagements avec la First National, il peut désormais s’affranchir de sa tutelle et offrir au studio qu’il a co-fondé deux ans plus tôt, la United Artists, sa première production. Mais contrairement à ses habitudes, le cinéaste souhaite concrétiser un projet qui l’habite depuis déjà un certain temps : réaliser un film dramatique, L’Opinion publique, un pari hautement risqué quand on sait que toutes ses précédentes réalisations ont été des comédies.
A l’origine et au cœur de cette nouvelle entreprise de long-métrage, les femmes occupent une place fondamentale. C’est d’abord le cas pour la talentueuse Edna Purviance. Depuis sa première apparition au cinéma dans Charlot fait la noce, en 1915, l’actrice compte alors une trentaine de collaborations avec Chaplin. Lors de leur première rencontre, ce dernier l’engagea pour des films comiques bien qu’il la trouvât trop sérieuse pour ce registre. Et onze ans plus tard, pour son dernier rôle à ses côtés, Chaplin lui offre le rôle principal de sa nouvelle production dans l’espoir de lancer la carrière dramatique de l’actrice.
Enfin, à l’origine de l’intrigue développée par L’Opinion publique, figure Peggy Hopkins Joyce, une arriviste connue pour ses frasques, sa cupidité et son cynisme, une provinciale qui a accédé à la mondanité et la richesse grâce à ses mariages opportunistes. C’est elle qui inspire au réalisateur le rôle d’Edna Purviance. Dans les années 1920, Hopkins Joyce multiplie les liaisons et brise les cœurs sans compassion (un lieutenant de l’armée américaine qu’elle a éconduit s’est d’ailleurs suicidé dans un bain turc), se marie pour l’argent et divorce pour pouvoir vivre sur de confortables pensions, et entretient des relations adultères tout en étant mariée. Au début des années 1920, elle rencontre Charlie Chaplin, avec probablement l’intention de l’ajouter à la liste de ses conquêtes. Mais l’habile et brillant cinéaste n’est pas dupe, et c’est lui qui finit par exploiter la jeune femme en tirant du récit de ses aventures le succès de son prochain film.
En novembre 1922, le tournage du film commence. Parmi les grandes nouveautés dans la filmographie de Chaplin, hormis ce changement radical de ton, figure la quasi-absence du réalisateur à l’écran. En effet, excepté un caméo à peine visible au début du film, Chaplin fait le choix de laisser sa place face à l’écran, un fait inédit sur lequel il n’entretient aucune ambiguïté en le mentionnant sur un carton d’introduction : « Pour éviter tout malentendu, je tiens à annoncer que je n’apparais pas dans ce film. C’est le premier drame sérieux que j’ai écrit et réalisé. »
Dans Le Kid, Chaplin avait fait preuve d’un indiscutable talent pour le mélange des genres. Mais ici, sa volonté est toute autre, et c’est le drame qui obtient le monopole, au détriment du burlesque. En province, deux jeunes amoureux, Jean et Marie, décident de fuir l’autorité parentale intransigeante et conservatrice pour se marier et partir vivre à Paris. Mais alors que Marie attend son être aimé à la gare, le père de Jean décède brusquement, et à la suite d’un triste malentendu, la jeune femme tourne le dos à celui qu’elle prend pour un lâche et prend un train pour la capitale. Un an plus tard, Marie vit avec le riche et méprisant Pierre Revel, et mène une luxueuse vie dans un spacieux appartement. Mais un beau jour, par hasard, elle recroise la route de Jean, peintre sans-le-sou contraint de s’installer à Paris avec sa mère. Dès lors, Marie se retrouve tourmentée par un choix cornélien : vivre dans le luxe et la mondanité parisienne avec Pierre ou revenir à une vie simple avec Pierre.
Dans la carrière de Charlie Chaplin, L’Opinion publique est une étape majeure. En effet, elle est celle où le réalisateur consacre le plus d’attention au jeu d’acteur, soucieux d’apporter une sobriété et une retenue dans les interprétations. Depuis les débuts du cinéma, les acteurs ont toujours emprunté leur gestuelle aux mimiques du théâtre, avec des expressions corporelles exagérées. Avec L’Opinion publique, Chaplin a souhaité se rapprocher d’un jeu plus sobre et plus proche de la réalité, en s’appuyant notamment sur toute la puissance et l’expressivité du regard. On peut notamment le constater lors de la scène où Marie est à la gare et prend la décision, en un instant, de tourner le dos à son fiancé.
L’objectif de Chaplin est de mettre à profit son expérience dans l’observations des émotions et des comportements humains. C’est une chose qu’il avait déjà faite dans ses comédies, mais cette fois, sous le prisme du drame social, elles prennent une profondeur et une complexité décuplées. Au cœur de sa réflexion, qu’il partage d’ailleurs sur un carton du film, il déclara : « J’ai découvert que les hommes et les femmes s’efforcent de cacher leurs émotions plutôt que de les exprimer. Et c’est la méthode que j’ai utilisée afin d’être aussi réaliste que possible. » Ce soin apporté à la psychologie des personnages, ce désir d’ « explorer les limites de l’expressivité » et d’approcher une réalité de l’esprit est inédit pour l’époque. Dans cet exercice d’économie des gestes, Edna Purviance brille d’émotion et de crédibilité.
Au-delà de la complexité psychologique des personnages, les environnements dans lesquels ils évoluent le sont tout autant, campés dans un antagonisme que l’on peut distinguer entre ville et campagne. Toutefois, bien que la vie urbaine soit essentiellement montrée sous l’angle du luxe à profusion, voire, de la débauche, elle reste plus ouverte d’esprit qu’une campagne où les parents exercent leur joug tyrannique sur la volonté de leurs enfants. Ainsi, Chaplin veille à ne pas tomber dans un fade manichéisme, et là encore, fait preuve d’une subtilité remarquable. Néanmoins, malgré le fait qu’il rebaptise le film sous le titre « A woman of Paris » pour ne pas clairement en faire une critique des mœurs d’une partie de la haute société américaine, son long-métrage est quand même censuré dans plusieurs états.
La première de L'Opinion publique en septembre 1923 est acclamée par la critique pour son approche subtile et inédite de la psychologie de ses personnages, qui est alors une innovation. En revanche, le public ne répond pas au rendez-vous et le film est un échec commercial, sans doute en raison de son ton grave et de l’absence de Charlot. Déçu et marqué par ce revers, Chaplin retire le film des salles.
Malgré cet échec, et notamment grâce à la postérité, L’Opinion publique est aujourd’hui considéré comme un défi réussi pour Chaplin, qui a une nouvelle fois su montrer qu’à une époque où le cinéma muet est sur le déclin, l’absence de dialogues ne nuit pas à la beauté et la poésie des films. Faisant preuve d’un travail abouti et inégalé jusqu’à alors dans la mise en scène et les jeux d’acteurs, il parvient même à réinventer les standards de l’interprétation au cinéma dans une sobriété et une retenue crédibles et réalistes. Cette tragédie humaine et sociale est également mise en valeur par une musique d’une rare beauté. Pari réussi donc.