Thomas Lacoste et son équipe ont tourné Notre Monde en moins de dix jours, un temps record si l'on considère qu'il a dû faire intervenir près de trente-huit intellectuels à l'emploi du temps chargé. L'urgence consistait surtout à terminer le film avant que n'arrive le second tour des élections présidentielles de 2012.
Cet exercice de haute voltige n'est en réalité qu'une introduction qui va proliférer avec toute une série de rencontres et d'échanges, ce qui devrait constituer la seconde étape de la réflexion entamée par Notre Monde. Pour la suite de son film, Thomas Lacoste cherche désormais à engager le partage et la confrontation avec un large public, et pourquoi pas des spectateurs dans une salle de cinéma ?
Le projet est principalement structuré autour d'un texte et de plusieurs femmes, dont Khady Demba, migrante malgré elle, dont l’histoire prend corps au sein du dernier récit de "Trois femmes puissantes" de Marie Ndiaye. C'est à partir de la narration de la vie de cette apatride que l'équipe du film a cherché à déployer une "phrase filmique" autour des multiples questions que suscite cette vie, comme l'explique le réalisateur : "Cette phrase qui débute par la recherche d’un lieu de pensée commune, va nous conduire à une réflexion qui part de l’enfance, passe par une primordiale attention au soin, se poursuit par une réflexion sur notre rapport à l’autre autour de la justice et des libertés, de la reconnaissance de la différence, du partage et de la culture, du travail et de ses souffrances, de l’économie et de la redistribution, de nos relations aux autres et à l’international et se conclut sur l’impérieuse nécessité, pour que la vie soit acceptable, de réhabiliter et de rechercher de nouveaux lieux du politique."
Une des originalités du film est de proposer un site web où l'on retrouve les versions longues de l'ensemble des entretiens présents dans le long métrage. En effet, Thomas Lacoste a dû raccourcir le temps de parole de chacun des intervenants pour que son film ne dépasse pas les deux heures, mais lors du tournage, il a simplement laissé tourner sa caméra, ce qui lui a permis d'obtenir des heures entières de séquences passionnantes.
En 1992, Thomas Lacoste a créé "Le Passant Ordinaire", une revue indépendante où étaient entendues et retranscrites les voix dissonantes et les critiques d'intellectuels sur les affaires mondiales. Ce journal de pensée a eu un joli succès pendant 12 ans, mais malgré l'ampleur de son lectorat, l'éditeur et son équipe ont dû mettre la clé sous la porte. Se tourner alors vers le cinéma a été salutaire pour Thomas Lacoste, qui a décidé de mettre en images la parole, la pensée, les idées de sa revue, et de libérer au maximum l’écriture pour qu'elle puisse être accessible et toucher un maximum de personnes.
La liste des personnalités figurant au générique de Notre Monde (dont un certain Jean-Luc Godard), s'avère tout particulièrement impressionnante. Mais Thomas Lacoste semble taillé pour l'aventure. Depuis de nombreuses années, sa vie se centre sur le débat d'idées, mais aussi sur le cinéma. Certains de ses films, très engagés comme Ulysse clandestin ou les dérives identitaires ou Rétention de sûreté, Une peine infinie, sont enrichis de nombreux extraits d’œuvres. Cependant, comme il l'explique lui-même, sa passion pour le septième art remonte à bien plus loin que les dates de sorties de ses premières expériences filmiques :
"Mon histoire avec le cinéma (...) commence dans les salles obscures que j’ai assidûment fréquentées jeune homme. (...) Une des questions qui m’habitaient alors concernait ce que le cinéma peut amener comme déploiement du sensible au cœur de la société. J’avais l’intuition qu’il peut questionner le monde depuis cette maison à la grande porte commune qu’est la salle de cinéma. Celle-ci me semble, aujourd’hui encore, recouvrir un lieu possible pour le politique dans le secret de ses charges subversives... Il faut souligner que le milieu des années 90 était un moment particulier. Ce sont des années où le monde occidental, post-89, était en plein délire triomphaliste du néolibéralisme : tout était "magnifique", le monde était unipolaire ; il n’y avait plus qu’un seul possible, et il était occidental ; il n’y avait plus qu’une seule société, celle des vainqueurs ; plus qu’une seule politique, celle qui assurerait le règne tout puissant de la finance sans partage. (...)
Une des conséquences directes fut la perte des lieux du politique : l’absence d’espace de discussion, de confrontation, de pensée, de création, d’espace voué à la dialectique, entendu comme lieu du dialogue et du conflit. C’est pourquoi cette idée de renouer avec des rencontres en place publique nous semblait centrale : il fallait ré-habiter autrement les
cinémas, repenser ce fameux "peuple qui manque", tenter de créer, ou, en tous cas, de travailler à de nouveaux rapports et à de nouvelles réflexions qui tendraient vers une pensée commune".