L’Ornithologue est une vie de saints. Et en cela un chemin de croix. Ou comment la pratique contemplative – dans le sens aristotélicien qui associe le temps libre à l’étude – de l’ornithologie se transforme peu à peu en chasse à l’homme au cours de laquelle l’objet de la contemplation (l’oiseau) devient une menace planant au-dessus du héros, incarnation de ce fanatisme divinement inspiré. Car du volatile unitaire naît une masse obscure qui se meut dégagée de toute contrainte relative à la pesanteur, à l’instar de ces deux touristes asiatiques qui s’emparent des propriétés de l’oiseau : ces dernières se substituent aux animaux contemplés et occupent la vision des jumelles, sautent d’un lieu à un autre sans être vues, sont littéralement des jumelles que Fernando confond. C’est attester leur statut d’allégorie. Comme l’entièreté des protagonistes, d’ailleurs : allégorie de la nature maladive de l’homme. Allégorie de sa foi gorgée de souffrances. Nous voyons des rondes autour d’un feu suivies du sacrifice d’un sanglier, nous apercevons un jeune homme boire directement aux pis de la chèvre, nous découvrons des amazones montées sur leur destrier et prêtes à l’attaque. Nul doute à avoir : homme et nature se raccordent au sein de cet espace boisé subitement élevé au statut de jardin des délices et des supplices. Une juxtaposition de rencontres change le périple de Fernando en récit mythologique, dont l’axiologie intrinsèque aurait toutefois été renversée : le héros avance seul et subit davantage l’odyssée qu’il ne la porte. Ses égarements lui font traverser des scènes paraboliques, du ligotage à l’arbre fruitier sous lequel il croque le fruit défendu. Rodrigues entend ainsi exhiber le martyre contemporain d’un Jésus homosexuel ; il pense son décor comme le cadre naturaliste d’une série d’hallucinations à effets de réel et brosse, par tableaux successifs, la passion comme un art de composition. Des gravures du Moyen Âge aux installations contemporaines formées d’un kayak et de poches gonflées, le film élabore de petites vignettes qui se trouvent dédoublées par la visite d’une chapelle abandonné : Fernando y découvre les étapes de la passion du Christ qui l’ont porté sur la croix. L’Ornithologue suit donc une dynamique d’entrée en martyre par un apprentissage conscient de la douleur : avec beaucoup de cynisme, il adapte dans le monde d’aujourd’hui la violence des textes et de l’idéologie qu’ils contiennent. Ce martyre repose sur le questionnement qui préoccupe notre personnage : l’hésitation entre la vie et la mort. Le crâne porté à sa hauteur dans une position de dialogue rappelle Shakespeare et le dilemme existentiel. Le crâne dans une main, les médicaments dans l’autre. C’est en réalité le sida et la persécution qui se trouvent ici incarnés : faut-il se battre contre vents et marées, ou disparaître en acceptant sa condition d’être faible, d’individu que la religion juge taré ? Car le film, à l’instar des deux lorgnettes d’une même paire de jumelles, aborde la solitude sous deux dimensions. Il s’agit d’abord de celle d’une homosexualité prohibée qui plonge celui qui la vit dans un désarroi constant. Sur ce point, le film va plus loin et refuse tout droit à la masculinité en la réduisant à l’image figée d’un attribut viril constamment représenté par le prisme de l’outrance et qui, en cela, met sur le devant de la scène les pratiques homosexuelles que l’Église réprouve. Pratiques que la nature, elle, rend néanmoins naturelles : la seule scène de sexe se déroule à même le sol, sans aucune forme de dramatisation ni d’excès phallique. Les corps sont nus et sont là, c’est tout. L’interdit est donc une construction idéologique et pèse sur l’homme, et encore plus sur l’homosexuel qui a le malheur de redoubler son pénis par celui de son compagnon. La deuxième solitude est, elle, intérieure. À une persécution communautaire qui empêche le marginal de s’intégrer aux structures sociales en place correspond la crise que vit un couple ne parvenant plus à communiquer – pas de réseau –, dessinant en creux l’ébauche d’un passé douloureux que l’on suppose marqué par le sida. Ces deux solitudes évoluent au fil des retournements scénaristiques et reproduisent les événements marquants de quelques saints (François, Thomas, Antoine). Le réalisateur prend un malin plaisir à se servir de la religion qui bannit l’homosexuel pour chanter le martyre glorieux d’un saint qui finira par canoniser cette même homosexualité, donc refonder la religion sur des valeurs inversées. Pied de nez énorme. Œuvre sur le fanatisme, L’Ornithologue se plaît à brouiller les frontières entre une réalité douloureuse et une rêverie cauchemardesque dans laquelle surgit un groupuscule d’hommes et de femmes à tête de poisson ou d’autre animal, évoquant au passage The Wicker Man premier du nom. En croisant comme il le fait les dérives sectaires que les siècles ont égrenées, le film aboutit à une peinture acerbe du marginal face à une communauté qui ne le comprend pas et le traque afin de le supprimer mais, sans le vouloir, va lui permettre d’accéder à la vie éternelle. Il puise dans cette atemporalité autant rugueuse que fantasmatique ce qu’il lui faut d’énergie pour dépasser le plaidoyer politique et s’ériger en errance d’un déshérité, d’un être qui n’a de cesse de passer d’une rive à l’autre jusqu’à, enfin, trouver la voie de la sanctification. Voici venir au monde Saint-Antoine, saint patron des naufragés et des marginaux. Celui qui restaure le souffle vital à celui qui l’a perdu, apporte la fertilité comme remède à la stérilité. Voilà, en fin de compte, la bible ironique de l’homosexuel, une œuvre qui extrait de la souffrance des signes de vie. Rodrigues affirme ici que la persécution crée le martyre, et que le martyre est la seule condition susceptible de faire entrer l’homosexuel dans la vie éternelle. Ou comment immortaliser celui que l’on a, pendant si longtemps, cherché à détruire. « Tu es vivant, tu n’as jamais été mort ».