Noter et surtout rédiger à propos d'un film de Jim Jarmusch est toujours un moment particulier pour moi. Son cinéma est tellement à l'écart des conventions qu'il est difficile d'avoir un avis concret sur ses œuvres, que ce soit à chaud ou à froid, et que le choix de mot le plus méticuleux n'est pas suffisant pour vraiment exprimer ce que j'en pense, dussé-je avoir déjà essayé avec certains de ses films. Et même lorsqu'avec ce Down by Law j'en arrive à mon dixième contact avec l'art selon Jarmusch, j'ai toujours du mal à me situer à l'égard du réalisateur, toujours entre la perplexité et la fascination, parfois plus de l'un et souvent plus de l'autre.
Je n'ose pas imaginer l'état dans lequel quiconque n'étant pas familier avec l'ami Jim regarderait Down by Law. Ce qui joue en ma faveur, comme je l'ai dit, c'est qu'il s'agit tout de même du dixième film du bonhomme que je m'enfile, et qu'il faut avoir le courage de s'y frotter à plusieurs reprises avant de pouvoir rentrer dans ses délires. Moi-même ai-je dû passer respectivement par Permanent Vacation, Stranger Than Paradise et Night on Earth, trois œuvres assez déroutantes, avant de commencer à réellement apprécier son art avec les gifles monumentales que furent successivement Dead Man, Ghost Dog et Only Lovers Left Alive. Des films certes plus accessibles mais qui empruntent leurs racines aux premiers coups d'essais du cinéaste qui eux sont plus exigeants.
Et si aujourd'hui je m'en tire plutôt bien avec son cinéma, c'est avant tout grâce au chemin que je me suis frayé au sein de sa filmographie. Et c'est pour cela que j'estime que l'affect personnel joue beaucoup sur notre appréciation d'un film estampillé Jim Jarmusch : on a bien tous commencé quelque part en se demandant ce que l'on vient de regarder. Et bien évidemment certains n'adhéreront jamais à cette came, se seront ennuyés et n'auront pas le courage de s'y frotter à nouveau. Même moi, ayant commencé avec son premier long-métrage et accessoirement celui qui m'enchante le moins, j'ai failli lâcher l'affaire. Mais c'est quand j'ai vu Night on Earth que les choses ont commencé à bouger en moi. J'avais déjà plus ou moins repéré une identité profondément marquée dans son cinéma dès mon premier contact avec, mais j'étais loin de me douter que ses films me marqueraient autant en fin de compte. Là où j'avais l'impression d'assister au désir d'un metteur en scène un peu trop en marge des normes qui joue à l'apprenti-sorcier avec les codes pour pas grand-chose, au final ça restait dans un coin de ma tête, justement car ça osait s'aventurer dans des sentiers encore inexplorés ; une nouvelle porte vers un cinéma qui sait proposer des expériences vraiment uniques. Sur le coup, je n'avais pas foncièrement adoré Night on Earth. J'y ai vu un film à sketchs basique et presque inutile. Mais des mois après, grâce à tous ces personnages qui m'ont marqué, grâce à cette ambiance nocturne qui nous envoûte sans que nous nous en rendions compte, ça me travaillait toujours et j'ai dû reconsidérer ma note, voire en doubler la valeur. Car l'air de rien ce n'était pas forcément ce que le film racontait qui m'avait marqué mais tous les petits à-côté sur lequel Jim Jarmusch semblait s'attarder plutôt que sur la trame principale. Ce n'était pas le film qui m'avait marqué, c'était Jim Jarmusch.
Dès lors, n'importe lequel de ses films me laissait dans cet état si propre à l'auteur, cet état presque indicible dont seuls ses films ont le secret : je ne savais pas si j'avais aimé, et c'est ce que j'aimais. Alors certes le plaisir était variable d'un film à l'autre. Parfois je trouvais ça plus laborieux, moins palpitant, quelques fois longuet... Mais une chose restait immuable : ça me restait. Ça me restait en tant que tout ; ça me restait en tant que Jim Jarmusch, en tant qu'œuvre en général, en tant qu'univers à part. Certains ne s'y retrouveront jamais dans ce gloubiboulga de musique rock, de goût pour les esthétiques urbaines et de lenteurs presque contemplatives, mais ça comporte l'essentiel : une personnalité, présente depuis le début et qui n'a jamais manqué à l'appel en une quinzaine de films. C'est peut-être pour ça qu'il irrite autant, cet univers : c'est justement car il a une âme, et que personne ne peut plaire à tout le monde. Les films de Jarmusch se permettent d'être difformes et déroutants, car ils sont beaux ainsi. Leur essence est unique et inépuisable.
Ainsi il m'a donc fallu dix films pour en arriver à ce niveau de compréhension de l'univers de cet auteur. Et je pense que découvrir Down by Law à ce stade était ce qui pouvait m'arriver de meilleur dans mon parcours de cinéphile. Désormais quand je lance un film de Jim Jarmusch, je sais à quoi m'attendre et je ne sais pas à quoi m'attendre. Je connais bien l'univers mais je n'en vois toujours pas les limites, et c'est avec excitation que je m'empresse de découvrir ce que l'esprit tordu du metteur en scène possède encore en sa besace. Mais dans Down by Law, j'y perçois enfin une finalité ; une quintessence. Et pour un aficionados avide d'exploration tel que moi, ça ne pouvait tomber mieux.
Pourtant, ça ne saute pas aux yeux directement. J'entends souvent parler d'introduction poussive, d'absence de propos complexe, de manque de tenants et d'aboutissants, en bref tant de reproches dans lesquels je me retrouve lorsque je me positionne en tant que spectateur moyen. Mais lorsque je me remets dans les bottes de l'admirateur de Jarmusch que je suis, je n'y vois plus des reproches mais une méconnaissance de l'univers. Ce n'est pas pour tout ça que je regarde un film de Jim Jarmusch. Non ; je regarde pour l'aventure humaine. Je regarde pour voir des humains interagir comme des humains, voir des relations se forger et se séparer au gré du hasard, voir des personnages avant des histoires, et c'est tout le propos de Down by Law. Ce sont ces petits instants où on profite de notre humanité et de notre trop courte vie.
Jack et Zack sont deux âmes paumées dans un monde qui rejette leurs natures respectives, tandis que Roberto semble agir selon sa propre rationnalité : il ne semble pas prendre en mesure la gravité de ses actes et dédie plus d'intérêt à ce qui est moins digne d'intérêt. Roberto, c'est la folie de l'univers de Jim Jarmusch incarnée là où Jack et Zack ont ce besoin de se laisser aller dans ce nouveau monde. Il y a un rattachement à la réalité dans Down by Law qui est souvent mis en opposition à la marginalité de l'auteur, opposition souvent présente dans la filmographie de Jarmusch (notamment Only Lovers Left Alive). Dès lors nous pouvons seulement affirmer que ce Down by Law n'est qu'une autre brique dans le mur, une énieme itération de l'univers avec lequel je vous rabâche les oreilles avec depuis bien des paragraphes.
Mais Down by Law va plus loin. Il semble se présenter comme l'équilibre absolu entre toutes les fondations qui maintiennent cet univers en place. Et à mon sens il n'y a qu'une seule scène qui représente ça à merveille : "I scream, you scream, we all scream for ice cream !".
Dans cette scène la part belle est laissée à la musique ; musique présente de manière explicite mais aussi meta puisque John Lurie et Tom Waits sont des musiciens avant d'être des acteurs, et que les musiques d'intro et d'outro ont été composé par ces joyeux lurons. La musique, moteur de l'art de Jarmusch pour rappel, est ici utilisée pour concilier des hommes qui sont rongés par la barrière du langage et du crime. L'un, Roberto, italien de langage, annonce innocemment son jeu de mot badant et - le chantonnant - invite ses compagnons de cellule à progressivement se prendre au jeu, ce qu'ils feront. Petit à petit, une complicité se forge et c'est toute la prison qui s'y met. Roberto a réussi à créer un cercle relationnel en utilisant les codes de l'univers dans lequel il se situe pour en tirer les thèmes récurrents, le tout dans une scène qui sort de nulle part.
Voilà. Le génie de Down by Law. Le génie de Jim Jarmusch. C'est cette maîtrise du ton dans un environnement atypique. L'important n'est pas l'histoire d'évasion mais les personnages, dans le but de créer des scènes marquantes qui nous restent en tête. Ça, c'est Jim Jarmusch.
Alors bien sûr que ne rien connaître de son art est la certitude de rester dubitatif face au film, et de se demander pourquoi lui ai-je accordé l'onction suprême, pourquoi ai-je grimpé au rideau. Mais mon rapport à son cinéma a décidé de mon affect. Par où je suis passé, par où j'ai commencé et jusqu'où je suis allé, j'ai trouvé en Down by Law une richesse faramineuse qui incontestablement va me rester en tête pendant longtemps.
Alors oui, chef-d'œuvre, au sens littéral. C'est le chef-d'œuvre de Jim Jarmusch, et je l'affirme sans avoir vu tous ses films. C'est le chef-d'œuvre de Jim Jarmusch car c'est Jim Jarmusch lui-même. C'est la figure de proue de la filmographie d'un auteur qui avait - et a certainement encore - beaucoup de choses à dire. Était-ce un coup de chance que ce film me soit tombé dans les mains au moment opportun ? Ou un signe du destin ? Je ne le saurais jamais, mais je suis certain que je suis tombé sur la bonne personne au bon moment ; sur l'univers qui me correspond le mieux en fonction de ma culture et de ma vision de l'art.
Au fond l'intérêt du cinéma c'est d'y trouver son compte. Et qu'il y ait des auteurs prêts à défendre cela mérite, qu'on le veuille ou non, le plus profond des respects. Je suis fier d'aimer Jim Jarmusch, l'homme comme l'univers qu'il a construit, et probablement que pour vous ce sont d'autres noms qui vous inspirent à votre tour à porter un regard nouveau sur la vie.