Le film s'inspire librement d'un tragique fait divers survenu en Belgique : le quintuple infanticide commis par Geneviève Lhermitte le 28 février 2007. Cependant, les lieux et les noms ont été changés et il ne s'agit pas d'une reconstitution minutieuse, mais d'une reconstruction portée par le regard artistique et la subjectivité du réalisateur Joachim Lafosse.
Quand il a entendu parler de ce fait divers, le cinéaste Joachim Lafosse a rapidement imaginé une adaptation cinématographique du drame. Il confie : "J’ai pensé tout de suite que cela renvoyait à la tragédie antique, et que ce fait divers m’offrait la possibilité d’approfondir ce dont je parlais dans mes films précédents : le trop-plein d’amour, ses conséquences, la dette, le lien pervers, les dysfonctionnements familiaux, la question des limites…"
Pour le réalisateur Joachim Lafosse, son rôle n'est pas de rechercher la vérité judiciaire. "Mon rôle, c'est de faire partager au spectateur la vie des personnages que j'ai mis en scène et de leur permettre d'appréhender le drame à travers un autre prisme. Je voulais montrer qu’un tel acte, dépeint comme "monstrueux", ne peut pas être le fruit du hasard. On dit que le crime infanticide est "impensable" : mon objectif est d'amener le spectateur à réfléchir sur ce qu'on qualifie trop souvent d'inexplicable, à poser un autre regard en me servant de l’outil fictionnel pour susciter un questionnement sur la perception de la réalité, tant par mon propre regard que par celui des spectateurs qui voient le film", explique-t-il.
"Le film ne déresponsabilise pas, mais il ne juge pas non plus, aucun des personnages. Il pose des questions et cherche des réponses au travers du seul médium qui permet de le faire de cette façon : un récit fictionnel", déclare Joachim Lafosse à propos de son film.
Le réalisateur confie que d'autres films l'ont aidé à construire ses personnages : "Si on a pensé à L'Ombre d'un doute pour André Pinget, pour [Murielle] notre référence était Une femme sous influence de John Cassavetes, avec sa façon de courir tout le temps après sa vie de famille. Une femme dépassée, épuisée, maltraitée, en proie au doute, à la peur, et qui craque."
Dans A perdre la raison, Mounir (Tahar Rahim) vit aux crochets de son père adoptif (ou plutôt de son protecteur, car l'adoption n'est pas officielle) le docteur Pinget (Niels Arestrup). Cette relation ambigüe est ce qui intéressait Joachim Lafosse : "On ne fait pas un film avec des idées, mais avec des personnages. C’est la leçon des frères Dardenne. Et là, ce sont d’abord les personnages qui m’importent. Comment peut-on s’émanciper de quelqu’un qui vous a tout donné, qui a été votre protecteur, votre professeur, votre éducateur ? Le don peut être dangereux", déclare-t-il.
Murielle, la mère infanticide qu’interprète Emilie Dequenne, est un personnage complexe : "Au début, c’est une jeune femme élevée dans le renoncement. Une fille seule. Ses parents ne sont pas ceux dont elle avait rêvé, et avec André, elle rencontre le père qu’elle aurait aimé avoir. C’est un homme qui la protège, la sécurise", déclare le réalisateur à son propos. Dans le film, Murielle et son mari Mounir vivent donc chez André avec tout le confort possible. Le réalisateur considère que "...la tragédie se fabrique dans l’assurance, le confort. Et l’émancipation, c’est la prise de risques. Le plaisir et le désir meurent puisqu'il n'y a plus de risque. Dans le confort, la mort s'installe."
Joachim Lafosse a voulu que sa mise en scène soit "capable de susciter à la fois l’émotion et la réflexion, sans tirer sur la corde du sensationnalisme." Il a donc utilisé de nombreux plans-séquences et a filmé à hauteur d’homme et d’enfant. Il a également soigné son cadre en faisant un lien entre le cadre familial et le cadre cinématographique : "Je vois chaque plan comme une maison, et je me demande qui y vit, qui va en être éjecté, qui y étouffe…", raconte-t-il.
A perdre la raison se concentre sur une famille nombreuse, et il y avait donc beaucoup d'enfants sur le plateau de tournage : "Avant le tournage, j’ai réalisé un court métrage [Avant les mots] dans une crèche, pour préparer le film, et j’ai découvert que quand on ne s’occupait pas des enfants, ils nous oubliaient au bout de trois quarts d’heure. C’est une stratégie que j’ai utilisée : seulement deux personnes de l’équipe parlaient aux enfants. Les autres, y compris moi, n’étions que des ouvriers qui travaillaient autour d’eux. C’est mon premier assistant qui les a dirigés", explique Joachim Lafosse.
Dans A perdre la raison, Niels Arestrup incarne un médecin, protecteur et père de substitution du personnage joué par Tahar Rahim. Les deux comédiens s'étaient déjà donné la réplique en 2009 dans le multi-césarisé Un prophète de Jacques Audiard. Dans ce film, leurs personnages entretenaient une relation quelque peu similaire à celle que l'on peut voir dans le film de Joachim Lafosse (Rahim incarnant le protégé du parrain corse campé par Arestrup). Tous deux avaient obtenu un César (deux pour le plus jeune !) pour leurs magistrales interprétations de ces deux prisonniers. Les voir à nouveau réunis à l'écran représente donc un véritable évènement.
La musique a une grande importance dans le film : "Le langage musical est d'une grande utilité pour faire entendre la perversion qui s'immisce, se dissimule derrière les images et les gestes. Filmer le lien pervers, c'est filmer ce qui se cache. La musique peut servir à le faire voir sans le dire", déclare le réalisateur avant de continuer : "J’utilise la musique chaque fois qu’il se produit une transgression. Scarlatti souligne ce lien. La musique baroque est parfaite car elle nous embarque au-delà de la psychologie."
Pour expliquer le titre de son film, qui s'intitulait au départ Aimer à perdre la raison, Joachim Lafosse déclare : "Je ne crois pas qu’il y en ait d’autre possible ! Murielle ne peut pas passer à l'acte sans avoir perdu la raison."
A perdre la raison a été présenté dans la sélection Un Certain Regard du Festival de Cannes 2012. Emilie Dequenne y a d'ailleurs été récompensée du Prix d'interprétation féminine pour sa composition de mère, que de malheureux événements ont poussée à commettre un acte tragique.