Il faudrait montrer ce film à Hollywood, aux producteurs avides d'entrées ( de plats principaux et de desserts, ceux qui veulent tout ), aux patrons de studios qui pensent que l'argent est le moteur d'un film. Il faudrait leur montrer In Another Country, grand oublié d'un grand festival, pour qu'ils se rendent compte - peut-être - qu'un film peut être un chef d'oeuvre sans qu'il ne contienne de grosses voitures ni d'explosions. Car aux antipodes de cela, le dernier Hong Sang-soo ( sans sou mais pas sans talent ) est un sommet de simplicité. Et le terme Sommet n'est pas de trop tant le film est vertigineux, additionnant les strates de récits pour s'élever à un niveau qui fait presque peur. Le dispositif à l'oeuvre ici est à double usage : d'une part il est comme une réponse aux critiques parfois formulées à l'égard du cinéaste sud-coréen. Un metteur en scène ferait toujours le même film, et Hong encore plus. Comme ironiquement, c'est à l'intérieur du même film qu'Hong Sang-soo refait deux fois son premier segment. Mais l'intérêt de ce parti pris est aussi de montrer qu'un film n'est jamais la copie conforme d'un autre, comme en témoignent les légères variations de récits et des choix que font les personnages. D'un film à l'autre, il y aura certes chez un cinéaste le même type de personnage principal, le même genre de motivation ( au hasard, trouver l'amour ) et le même ensemble d'actions, mais chaque film sera toujours un autre, tout en étant fondamentalement marqué par le style de son auteur. D'autre part, et cela rejoint le premier point, l'expérimentation mise à l'oeuvre est un commentaire à la fois sur la fiction et à la fois sur la vie. Sur la fiction, parce qu'elle montre son infini champ des possibles et sa capacité à pouvoir tout faire. Sur la vie, et sur l'identité d'un individu et les choix qu'il peut faire, mais surtout sur la même ligne floue qu'occupent ensemble le libre-arbitre et la fatalité. In Another Country est un grand film sur l'existence et sur le caractère particulier du déroulement de la vie, faite de hasards et d'événements inéluctables, où le moindre détail peut paradoxalement provoquer d'énormes bouleversements d'une situation à l'autre. Mais, à l'opposé - preuve de la richesse d'In Another Country - ce que décrit le film, c'est aussi la force de caractère de ses personnages et leur aptitude à une certaine cohérence, qui font que selon le contexte leurs choix et leur attitude pourront différer, mais jamais dans les grandes lignes. Si telle situation change d'une autre, il n'y aura de variations non pas sur la base d'une personnalité, mais par rapport au monde autour. Déjà, dans The Day He Arrives, il était question de cela au détour de quelques dialogues sur le hasard et les choix que l'on peut faire d'un contexte à l'autre. C'est aussi en cela qu'In Another Country - film-miroir du précédent HSS, mais aussi laboratoire d'expérimentations plus vaste - est un film vertigineux, parce qu'il montre la gigantesque variété des possibilités qui s'offrent à nous. Et pourtant, nous ne pouvons à chaque fois que prendre un seul chemin, et suivre la flèche de gauche ou celle de droite. Et Hong Sang-soo, en usant de la répétition comme art poétique, réussit un fantastique tour de force : rendre la fatalité plus libre que jamais. Dans ce film brillant, il fallait des acteurs qui le soient tout autant : Yu Jun sang excelle en " lifeguard " lunaire et un peu paumé. Quant à Isabelle Huppert, elle n'a jamais été aussi belle, légère et pétillante, comme si, sortie des films de Chabrol ou de Haneke, la comédienne française retrouvait un nouveau souffle en prenant l'air et en s'exilant en Corée du sud.
Un chef d'oeuvre qu'il faut absolument voir. Et trois fois plutôt qu'une.