Le Parrain est un film mythique dont les dialogues, les décors, les personnages sont devenus des monuments de la culture cinématographique. Brando, le village de Corleone, une tête de cheval, dormir au milieu des poissons, un montage parallèle sur fond de baptême… Mais comment en est-on arrivé là ? Comment expliquer que le film ait autant marqué les esprits ? Comment expliquer qu’un jeune réalisateur plutôt méconnu ait signé un film aussi marquant, comment a-t-il réussi à s’adapter aux règles des producteurs qu’il méprise pour faire triompher sa vision d’auteur ? Comment a-t-on pu réunir en un film Coppola, Brando, Pacino, Willis, Rota, Murch, Duvall, Keaton… ? Revenons sur l’histoire du projet.
A la fin des années 60 arrive à Hollywood une nouvelle génération de réalisateurs, influencés par le cinéma européen ou japonais. Coppola a découvert la puissance du cinéma avec Eisenstein, Scorcese est un grand admirateur du cinéma italien, Lucas est un grand admirateur de Kurosawa. Cette nouvelle génération veut reprendre le flambeau de Penn, Lumet et Nichols qui font déjà à Hollywood des films d’auteur. Et ils veulent aller plus loin. Lucas et Coppola en particulier veulent que les réalisateurs reprennent le contrôle absolu de la production de leur film. Coppola crée sa propre compagnie de production Zoetrope. Il s’en sert pour produire le premier film de Lucas THX1138; hélas le distributeur Warner impose un nouveau montage. Ce qui a deux conséquences : Zoetrope se retrouve en faillite et le mépris de Lucas et Coppola pour les méthodes hollywoodiennes s’accroit encore. Lucas décide de créer sa propre compagnie de production Lucasfilm, qui de toute les compagnies créées par un réalisateur sera celle qui jusqu’à 2012 concurrencera le mieux les grandes majors, établissant un empire financier parallèle. Lucas conseille aussi à Coppola d’adapter pour le grand écran un roman qui vient de sortir de Mario Puzzo qui s’intitule The Godfather. Lucas voit là un bon moyen de relancer Zoetrope pour son ami. Paramount confie le projet à un Coppola récalcitrant. Ce dernier n’est pas fan du livre en particulier de toute l’histoire qui tourne autour du personnage de Lucy Mancini, maitresse de Sonny. Mais il saisit tout le potentiel de l’œuvre en décidant de concentrer son récit sur ce qui l’intéresse : un chef mafieux qui doit sécuriser la transmission de son empire à ses fils. Coppola voit là quelque chose qui rappelle les grandes tragédies grecques ou shakespeariennes. Il décide de se concentrer sur les personnages de Vito, Michael, Sonny et Tom. Coppola cherche à imposer sa vision et sans trop savoir pourquoi exige que le film soit à New York et se déroule immédiatement après la guerre. Alors que les producteurs voulaient un film vers 1970 à Atlantic City. C’est probablement pour imposer la primauté de la recherche artistique sur la recherche du profit à travers un film formaté pour le public.
Coppola veut une légende du cinéma pour le rôle de Vito, et il a bien raison. Car ainsi l’ombre de Vito ne quitte jamais le film même quand il se retrouve en retrait de l’histoire. Et sa présence est constante au côté de Michael et de ses fils qui cherche constamment à se définir par rapport à leur père qui occupe toute la place. Après le refus de L.Olivier, Coppola réussit à convaincre Paramount, d'abord récalcitrant, d’engager Brando, s’engageant à ce que l’acteur ne pose pas de problème sur le tournage. Pour ce qui est des rôles des jeunes, Pacino, Caan et Duvall débarquent et Coppola les engage immédiatement : il a déjà travaillé avec les deux derniers et imaginait Pacino dans le rôle de Michael depuis sa première lecture du livre. Hélas, pendant toute cette pré-production très mouvementée, le livre devient un best-seller. Et ce projet devient le projet principal de Paramount. Du coup Paramount veut remplacer Coppola par un réalisateur confirmé. Et Pacino par Redford, Mc Queen ou O’Neal. Et le tournage commence alors que Paramount est à la recherche de la moindre raison de virer Pacino et Coppola. Et quand dès le début du tournage, lors de la scène à l’hôpital, Pacino se casse la cheville, et que le tournage prend du retard, les carottes semblent cuites. Mais Pacino sauve sa place grâce au tournage de la scène du restaurant avec Sollozzo. Quant à Coppola, il finit par remporter son bras de fer avec Paramount, mais pour ce faire il doit accepter des conditions de tournage très difficiles. Le film se fait sous la contrainte avec des acteurs qui ont des carrières à construire ou à reconstruire, au milieu des disputes entre le réalisateur et son directeur de la photographie. Paramount oblige le tournage à se faire à cent à l’heure et Coppola en gardera toujours un très mauvais souvenir. Chose amusante et loin d’être anecdotique, Coppola explique que ses tournages les plus difficiles ont été ceux du Parrain 1, Parrain 2 et Apocalypse Now qui sont ses trois chefs d’œuvre, et que le tournage le plus agréable fut celui de L’Idéaliste. Coppola travaille mieux sous la contrainte, quand le système et les impératifs commerciaux se marient à son incroyable créativité visuelle. Le Parrain 1 est son film où il prend le moins de liberté avec la caméra. Il ne s’agit pas d’un film expérimental comme peuvent l’être Rusty James ou Coup de Cœur, ni un festival de techniques cinématographiques comme Cotton Club, Apocalypse Now ou Dracula. Les mouvements de caméra qui restent en tête sont des simples et discrets travellings avants et arrières, et on est à des années lumières des plans séquences dont Coppola va régaler les spectateurs par la suite. Mais dans l’ensemble Coppola fait du classique. C’est dans l’écriture, le montage et la direction d’acteur qu’il met toutes ses forces. Les producteurs, jamais à court de mauvaises idées décidément, doutent de la qualité de la musique de Rota (ce qui de plus laisserait penser qu’ils n’ont vu ni Le Guépard ni la Strada…). Là encore Coppola tient le coup. Et pour le montage, Coppola obtient de faire un film de 2h45 alors que les producteurs envisageaient un film de 2h. Le Parrain compressé en deux heures : on est autorisé à en faire des cauchemars.
Commençons donc par admirer Coppola qui a 33 ans et quelques films inconnus au compteur (et un oscar de scénariste) tient bon contre les producteurs et impose avec aplomb sa vision. A la fin, chacune de ses idées fait mouche : la musique est mythique, les acteurs parfaits…
Coppola raconte une grande tragédie hollywoodienne où on suit la chute de Michael. Le personnage reproduit le parcours habituel au cinéma de la chute dont on ne se relève pas. L’originalité vient du regard de Coppola sur son histoire qui en ne jugeant pas ses personnages a certes amené quelques mauvaises interprétations quant à l’image de la mafia qui est relayée mais en fait des personnages de tragédie grecque. D’ailleurs si à aucun moment Coppola ne prend pas la parole pour attaquer ses personnages, il ne les défend pas non plus. Il les montre tels qu’ils sont, des pères de famille avec du sang sur les mains. Le film prend place dans un univers violent. La violence a diverses formes : elle peut être physique et exploser dans la scène où Sonny tabasse Carlo, elle peut aussi être celle de la société: la violence de l’injustice, du mépris des minorités. C’est pour répondre à la violence abstraite et sociale qui rend impossible la poursuite du bleu que la mafia Corleone existe. Pour répondre par une violence physique extrême.
Le génie du Parrain c’est d’abord son rythme. Les vingt premières minutes permettent d’introduire tous les personnages, de les décrire sans que cela ne soit jamais pesant. Ensuite on introduit le personnage de Sollozzo. Il apparait comme le méchant principal
mais est éliminé après 1h25 de film mené tambour battant
, où lentement Michael devient le héros de la famille. 1h25 de film noir classique où on s’attache au personnage et on les voit faire face à une menace.
Ensuite c’est la pause avec les scènes siciliennes, qui comme les scènes en extérieurs du mariage au début, sont pleines de joie, sublimés par la musique de Nino Rota. En parallèle ont lieu les scènes les plus violentes du film à New-York : Sonny qui tabasse Carlo, Carlo qui tabasse Connie, et enfin l’attentat sur l’autoroute, scène interminable. Puis c’est le retour de Brando et de Pacino, et leur grand face à face qui annonce la fin proche. La fin est montrée avec détachement, en montage parallèle, sans grande scène de tension. On comprend assez vite durant la scène que le plan va réussir. Contrairement à la scène dans le restaurant avec Sollozzo, il n’y a pas de tension ici. La tension revient dans le face à face entre Michael et Carlo, où Michael apparait dans toute sa puissance sans masque, terrifiant. Et puis c’est la fin.
On ne s’ennuie jamais, notamment parce qu’on s’intéresse aux personnages dès le début. Brando fascine, Pacino attire la sympathie du spectateur.
Le film alterne à l’envie la tension (scène de l’hôpital) la violence, la légèreté (Apollonia qui apprend à conduire), les scènes émouvantes, les romances… Coppola réussit à distinguer son film des films mafieux habituels en donnant l’impression de raconter une histoire à la fois profondément humaine (le drame de Michael), et une histoire qui dépasse largement ses personnages et les réduit au rang de marionnettes.
L’interprétation est comme chacun sait le point fort du film. Elle crée la fascination du spectateur là où le désintérêt pour des problèmes entre criminels eut dû primer.
Coppola raconte son histoire avec conviction et montre de grandes qualités de narration. Il donne à son film un rythme singulier qui lui sied. Il tire le meilleur des acteurs. Parce qu’il a vu dans ce film plus que ce que tous les autres voulaient y mettre, Coppola livre un film qui dépasse les attentes. La pression des studios a été bénéfique : elle a obligé Coppola à traiter avec la plus grande ambition et en s’assurant de bien prendre en compte chaque aspect son histoire. Presque tous avaient tout à prouver avec ce film et ils le firent avec une maestria qui laisse rêveur. Tout en ouvrant une nouvelle brèche au cinéma d’auteur dans un modèle des majors qui continue de s’étioler, Le Parrain a clairement bénéficié de la pression intenable qui pesait sur sa production. Si Coppola continue de regretter d’avoir dû tourner de nombreuses scènes à toute vitesse pour des raisons budgétaires, il a su profiter de la pression pour se surpasser, pour s’obliger à faire une œuvre qui plaise au public et qui en même temps traite des thèmes qui l’intéresse : la famille, la violence, l’organisation du groupe, la lutte contre le mal que chacun mène…
Le Parrain est un chef d’œuvre qui montre que dans le système hollywoodien, un grand auteur peut aussi s’exprimer.