Analyse très fine des rapports humains au sein d’une microsociété fermée, sélective et codifiée entre toutes (le monde du théâtre new-yorkais), « All about Eve » est une réflexion sur l’ambition, la manipulation, l’égocentrisme et, en dernier ressort, sur les fondements de l’amour entre êtres humains au sens le plus général, l’acceptation de soi et des autres.
Mankiewicz reprend la formule qui avait fait le succès de « Chaînes conjugales » : une figure féminine forte autour de laquelle gravitent tous les autres personnages ; dont les frasques vont bouleverser l’équilibre de l’ensemble et permettre, tel un physicien introduisant du chaos dans un nuage d’électrons, d’étudier la nature des liens qui unissent les éléments au groupe.
À la différence que, dans « Chaines conjugales », le « noyau » Addie Ross paraissait omnipotent, omniprésent, inaccessible et dominait le groupe dès son origine. C’est sa disparition qui va perturber la subtile dynamique de ce dernier. La figure d’Eve, à l’inverse, est insignifiante au départ et va venir s’incruster dans un groupe déjà solidement structuré en apparence, déployant des trésors de faux-semblants et de perfidie pour le parasiter.
On retrouve là un thème cher aux écrivains naturalistes du XIXème, et l’ascension d’Eve, la cynique ambitieuse, n’est pas sans rappeler certaines pages de Zola ou de Maupassant.
Pourtant, la morale de « All about Eve » se révèle fort différente de celui d’un « Bel-ami », qui triomphait après avoir écrasé tout le monde sur son passage. Contrairement à ce que laisse entendre le « dénouement » présenté en introduction (Eve est au pinacle et ses rivales sont jalouses, voyons comment cela est arrivé…), le film est loin de suivre la ligne droite de la démonstration.
Mankiewicz nous montre, en effet, comme les apparences peuvent être trompeuses en jouant tout au long du film sur l’inversion, le retournement. Celui-ci concernant moins les situations effectives, concrètes, des personnages, que la façon dont ils sont présentés et donc perçus par le spectateur, voire par les autres personnages eux-mêmes.
« All about Eve » est ainsi construit sur un effet miroir versatile (entre les protagonistes), dont le mouvement incessant modifie les perspectives au fil de la narration : On s’inquiète au départ pour la virginale petite Eve quand elle est présentée à Margo, la star toute-puissante, capricieuse et venimeuse. C’est pourtant cette dernière qui va devenir victime de leur mise en relation.
C’est qu’en réalité Eve, à l’instar de son homonyme biblique, n’est innocente qu’en apparence et traîtresse par nature. Tout le contraire de Margo, qui est généreuse et sensible sous son masque d’égoïsme et de vanité. Parmi les protagonistes (et les spectateurs), bien peu seront capables de se saisir de cette vérité au départ.
Dans ce jeu de dupes, chaque personnage va réagir, et évoluer, différemment. La plupart d’entre eux vont être amenés à se remettre en question. Margo la première, dont la crainte de vieillir et de ne plus être au sommet la rendait parfois insupportable à son entourage. Finalement apaisée et mûrie, elle retrouvera naturellement la place qu’on avait crue menacée au sein de ses proches.
Comme dans « Chaînes conjugales », la crise va se révéler le moteur d’un changement positif pour la plupart des protagonistes, permettant le resserrement des liens entre les amis sincères et les couples qui s’aiment.
Au final, la grande perdante de l’histoire est celle là même qui semblait éclipser tous les autres durant l’ouverture. Eve est certes parvenue au zénith qu’elle convoitait si ardemment, mais à quel prix ? Ayant sacrifié à son ambition toutes les personnes qui lui avaient fait confiance, elle se retrouve seule dans sa suite princière. Aigrie et amère, elle ne paraît même pas savourer sa victoire, et va jusqu’à dédaigner le gala donné en son honneur. Elle y sera remplacée avantageusement par le prix pour lequel elle s’est tant acharnée ; trophée insipide qui ne signifie plus rien quand elle l’obtient. Ses seuls compagnons, désormais, seront ses semblables dans la putasserie : le cynique DeWitt qui, se reconnaissant en elle, a su la calculer dès le départ et la tenir en son pouvoir, et les rivales qui convoitent déjà sa place, clones aussi redoutables qu’interchangeables de ce qu’elle fut elle-même à ses débuts.