Eisenstein avait réalisé entre 1942 et 1944 deux de ses trois films prévus sur Ivan le Terrible. Si la première partie exaltait l'action unificatrice du premier Tsar de Russie contre les envahisseurs venus de l'Ouest, et avait reçu à ce titre les louanges de Staline à l'heure de la grande guerre patriotique, la deuxième partie avait été interdite tant la description de la paranoïa d'Ivan et de la cruauté de sa répression évoquait la dictature du Petit Père des peuples. L'opposition entre Ivan et Philippe constituait une scène centrale de cette deuxième partie, "Le Complot des Boyards", avec notamment le choeurs d'enfants qui chantait "Pourquoi, Chaldéens impudents, servez-vous un roi usurpateur ?".
Pavel Lounguine a choisi de concentrer son propos sur l'opposition entre Ivan et Philippe, et les autres aspects du règne d'Ivan le Terrible ne sont abordés qu'à travers le prisme de la folie du Tsar. Une des premières scènes du film nous montre Ivan en prière dans une chapelle rouge sang, vêtu d'une modeste chasuble, pris d'une crise de repentir mystique. Puis un long traveling arrière l'accompagne depuis la chapelle à travers le palais, et chaque station le voit recouvrir un nouvel habit richement brodé, pour déboucher sur une place où le peuple attend, prosterné. Ce plan séquence est symptomatique du va-et-vient permanent entre l'exaltation religieuse et l'autocratisme brutale du tyran qui rythme le film.
Face à Ivan se dresse Phlippe, l'ami d'enfance qui n'accepte le poste de métropolite que parce que le souverain lui demande de garder sa franchise et de lui dire ce qu'aucun courtisan n'osera prononcer. D'abord par ce qui reste de leur amitié, puis dans l'espoir d'infléchir la sinistre trajectoire du tsar par l'appel à la raison et la référence à la foi, Philippe accepte cette étrange cohabitation. Mais devant ce monarque qui ponctue chacune de ses cruautés d'une citation de l'Evangile, le métropolite comprend que l'essentiel n'est plus dans le réalisme politique, mais dans la simple affirmation morale.
On retrouve là l'opposition entre Henri VIII et Thomas Moore racontée dans "Un homme pour l'éternité", avec le même conflit intérieur entre amitié, espoir et fidélité à sa foi. Ce qui fait basculer Philippe, c'est sans doute la mort de la fillette, incarnation du peuple russe, persuadée que l'icône de la Vierge offerte par Ivan suffira à la protéger de l'ours, autre figure de la Russie. Cette scène époustoufflante renvoie à une autre scène où la même fillette met à l'eau l'icône, qui, portée par le courant, finit par percuter et faire basculer le pilier du pont par lequel l'armée polonaise franchit le fleuve : les deux mêmes éléments, la fillette et l'îcone, illustrent les deux faces du mysticisme du tyran, la lumineuse nourrissant la ténébreuse.
Pavel Lounguine n'a pas peur du lyrisme exacerbé, ni de la violence parfois pénible à supporter, mais toujours justifiée par l'histoire. Par la flamboyance de sa mise en scène et le jeu shakespearien de Piotr Mamonov et d'Igor Yankovsli, son "Tsar" évoque à la fois Eisenstein, bien sûr, Kurosawa et Tarkovski, notamment avec l'incendie de la chapelle qui rappelle "Le Sacrifice". Porté par une superbe photographie, une science du cadrage et un sens du rythme qui respecte la pulsation du récit, ce film fait partie de ceux qui inscrivent pour longtemps des images et des émotions au creux de la mémoire : n'est-ce pas ce qu'on demande avant tout au cinéma ?
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