En l'espace de trois semaines, le cinéma français présente trois films qui traitent de la déportation : "L'Arbre et la Forêt", qui évoque la question de la déportation des homosexuels, "La Rafle" sur la Rafle du Vel'd'Hiv' qui va sortir le 10 mars, et ce "Liberté" sur la déportation des Roms. Je n'ai pas vu "La Rafle", mais la bande-annonce me fait craindre le pire, dans le registre du pathos appuyé ("Ils prennent les enfants !!!") et de la reconstitution didactique. "L'Arbre et la Forêt" choisit de traiter cette question par le biais de la mémoire et du secret, et n'a donc pas à se confronter à la reproduction de la vie des camps, privilégiant intelligemment le témoignage raconté qui depuis "Shoah" a montré sa force.
Tony Gatlif n'introduit pas la distance du temps dans son récit : la narration est contemporaine à l'action ; elle démarre même en pleine guerre, et en pleine forêt, avec les roulottes qui cherchent à contourner les barrages des Allemands. Quand Théodore explique aux tsiganes les nouvelles lois en justifiant que c'est la guerre, l'un d'eux lui répond "C'est votre guerre, les roms ne font jamais la guerre". Plus tard, un des anciens qui raconte comment il avait pris le maquis dans une guerre précédente, constate lui-même qu'il s'agit là d'une guerre différente des autres.
Durant la guerre, les roms furent internés dès 1940 dans des camps familiaux. Ils ne connurent la déporation systématique qu'en Alsace et dans les départements du Nord rattachés au commandement militaire de Bruxelles, et c'est d'ailleurs dans le Nord que furent arrêtés Tolloche et ses compagnons qui inspirèrent les personnage du film. Tony Gatlif explique qu'initialement, il a pensé faire un documentaire, mais qu'il y a renoncé. "Je ne disposais pas d'assez d'éléments pour faire un documentaire. Les gens sont morts. Il y a très peu d'archives. On ne connaît pas de Juste vivant ayant sauvé des roms. Or ce dernier aspect est pour moi fondamental : comprendre pourquoi un homme ou une femme décide un jour de sauver des bohémiens. Cette leçon d'humanité, je voulais en faire un film."
Sans doute pour permettre une identification plus facile pour le spectateur, le scénario se centre sur les personnages de Théodore et de Melle Lundi, ces Justes qui servent de contre-points aux méchants, le notable collabo et les gendarmes brutaux. Les premiers sont un peu trop admirables et les seconds un peu trop zélés dans leur abjection ; Gatlif avait fait part de sa crainte ainsi : "Je ne voyais pas comment faire ce film, moi qui suis un cinéaste qui aime la liberté de la caméra, comment respecter les règles d'une stricte reconstitution". Crainte justifiée, car dans ses scènes de "stricte reconstitution", il ne peut éviter la caricature, comme celle de l'irruption des Allemands dans la salle de classe qui souffre cruellement de la comparaison avec celle de "Au revoir les Enfants".
Par contre, dès qu'il peut se servir de la "liberté de la caméra" pour filmer les roms dans leur soif de cette même liberté, on retrouve la puissance poétique dont il est capable, comme dans la scène où Talloche reprend au violon "Maréchal nous voilà" pour le transformer en envolée tsigane, ou celle où les paysans ont demandé aux roms de jouer de la musique pour que leurs poules se remettent à pondre, ou enfin ce plan d'ouverture où les barbelés du camp de Montreuil Bellay vibrent avec la musique comme les lignes d'une partition.
C'est quand il s'éloigne de son thème principal que "Liberté" touche le plus juste, à l'image de l'échec de la sédentarisation pourtant généreusement offerte et non pas imposée comme dans de nombreux pays et moments de l'histoire, ou de cette peur des fantômes qui traverse tout le film et qui selon Tony Gatlif, explique la difficultés des Roms eux-mêmes à évoquer le souvenir de leurs morts.
Il y aussi de belles idées scénaristiques pour intégrer la déportation des roms dans un contexte plus vaste et ne pas se laisser piéger par la concurrence des mémoires, comme le personnage de P'tit Claude, orphelin certainement juif recueilli par les roms (façon de casser le mythe des voleurs d'enfants), ou la scène fondamentale où Talloche trouve une montre d'argent sur les rails, une montre dont les caractères sont hébraïques. Pour ces moments de grâce, pour la musique qui rythme le récit, pour la performance de James Thiérée, "Liberté" est un film sincère et honnête qui mérite d'être vu.
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