Faire ce genre de films, ça devrait être interdit. Oui, j’ai bien dit interdit. Pourquoi ? Parce que ces films-là vous tournent les sens comme ce n’est pas permis. Souvenez-vous : déjà en 1986, "Out of Africa" avait suscité bien des émotions et on se souvient tous de la prestation inoubliable de Meryl Streep aux côtés de Robert Redford. Cette fois, nous retrouvons la profonde sensibilité de Meryl Streep, qui parait plus tendre que jamais, plus fragile que jamais, plus expressive que jamais, et… plus sensible que jamais. Autrement dit, si elle nous avait déjà enchantés à travers la réalisation de Sydney Pollack, elle est encore un cran au-dessus dans la 18ème réalisation de ce cher Clint Eastwood. Honnêtement, je ne pensais pas qu’il était possible qu’elle puisse être encore meilleure. Et pourtant… Sur une trame bâtie de la même façon que "Out of Africa" de par le style de son récit, on nous propose une narration sur une parenthèse de vie qui nous plongera au cœur des années 60. Grâce à une mise en scène qui sait prendre son temps, à la manière d’une séduction faite dans les règles de l’art, nous ressentons la montée inexorable des sentiments
, grâce aux souffles retenus, les vibrations ressenties lors de gestes à priori anodins mais bel et bien mûrement réfléchis
. Ainsi le tapis rouge est déroulé pour laisser libre cours à l’étalage du talent de Meryl Streep pour interpréter son personnage Francesca
: ses yeux perdus qui ne parviennent pas à se poser quelque part, cette pudeur quant aux sentiments ressentis, cette puissance de ces mêmes sentiments mal refoulée, la passion pas si "ridicule" que ça qui l’emporte malgré elle sur la raison, ces petites réactions typiquement puériles lorsque son invitation est acceptée, le tremblement de ses mains, les larmes difficilement contenues… Une belle panoplie de sentiments matérialisés en une phrase : "Je me comportais comme une autre femme, et pourtant j’étais moi plus que jamais"
. Oui, tout y est et quand j’y repense, j’en frissonne encore. Un talent hors norme. A l’inverse, le personnage joué par Eastwood parait plus solide, plus sérieux, plus autoritaire, plus… captivé par son travail. Mais le plaisir de se retrouver est bien réel et l’homme semble savourer avec une discrète délectation les effets passionnels envahir cette jolie fermière, en prise avec une vie quotidienne pas vraiment passionnante, si peu passionnante qu’elle en perd son identité :
on change de longueur d’ondes sur la TSF sans même lui demander son avis, des recommandations non écoutées (la porte), une éducation mise à mal (la bénédicité) ; bref
des petites choses qui apparaissent anodines comme ça, mais qui peu à peu s’accumulent et provoquent un profond ennui, ce sentiment qui fait qu’on ne se sent pas estimé, à défaut d’être aimé.
Un sentiment nettement perceptible lors du repas : avant, pendant, et après, trahi entre autres par la manipulation peu scrupuleuse du réfrigérateur.
Un sentiment de solitude. Alors quand intervient dans sa misérable vie ce petit fait qui sort de l’ordinaire, avec ce photographe en quête de son graal pour son article… C’est justement cette quête qui va intriguer Francesca : l’accomplissement de ce qu’il recherche, en somme de son destin et de ses attentes. Mais c’était sans compter sur l’intervention de ce qui est indéfinissable. Sait-on seulement pourquoi on aime ? Qui peut vraiment expliquer l’amour ? C’est un "mystère pur et absolu" pour tout le monde je crois. La réponse est en partie dans la profondeur des dialogues, une profondeur qui va susciter la plus grande attention du spectateur. La plus grande application de ce dernier lui fera relever une erreur qui s’est glissée, tout du moins dans le doublage français.
L’histoire se déroule dans une petite bourgade de l’Iowa, le comté de Madison. Pourtant lorsque Robert emmène Francesca dans un bar musical, il l’emmène loin de chez elle de façon à lui garantir aucune rencontre avec des personnes qu’elle connaisse, afin de lui éviter toute mauvaise rumeur qui lui serait préjudiciable, en dehors de l’état de… l’Utah. Or l’Iowa et l’Utah sont déjà séparés par deux autres états, et je doute sincèrement qu’ils fassent autant de trajet pour une simple soirée.
Cependant l’anecdote de la prise en compte du jugement que peut avoir la population envers une personne trahit un immense respect entre les deux personnes. Mais le cinéaste fait coup double en donnant une vraie leçon de respect par la dénonciation de cette propension qu’ont les gens à rejeter quelqu’un dès lors que ce dernier fait quelque chose qui n’est pas dans l’ordre des choses, sans même se demander pourquoi il en est sorti. Je qualifiai plus haut le personnage de Eastwood plus solide, plus sérieux, plus autoritaire, plus… captivé par son travail. C’est vrai, et pourtant, il va finir par tomber le masque, plus émouvant que jamais
, poussé dans ses retranchements par Francesca qui veut à la fois garder cet amour tout en protégeant les siens pour des raisons difficiles à comprendre malgré leur grandeur
au moment même où Meryl Streep, plus habitée que jamais par son personnage, joue avec ses tripes. Alors oui, nous adhérons à cette histoire que nous découvrons en même temps que les deux enfants stupéfiés à travers l’héritage laissé par leur mère. Oui le spectateur est amené à se poser les bonnes questions sur sa vie
, tout comme le frère et la sœur vont être amenés à le faire
. De plus c’est intemporel, et la transposition des années 60 à la génération suivante est une excellente idée, surtout quand elle est bien faite : le vieux poste de radio, le réfrigérateur, le tracteur, les véhicules qui pour beaucoup ont migré vers Cuba, figeant presque définitivement ce pays dans le charme suranné des années 50/60, la douche aménagée dans la baignoire à l’intérieur d’un rideau délimitant un espace très réduit… "Sur la route de Madison" se conclue sur une scène poignante, justement relevée et très bien décrite par l’internaute cinéphile Chrischambers86
: celle de la dernière rencontre sous une pluie battante, avant que les deux véhicules ne se retrouvent l’un derrière l’autre, stoppant toute notion du temps pour un long et interminable adieu ô combien déchirant
. Au final, le choix porté sur ce fameux pont couvert de Roseman (qui existe encore aujourd’hui) n’est pas si innocent qu’il y parait. Il reflète même très bien la trame de l’histoire : de part et d’autres du pont, c’est à l’air libre et à la lumière, ce qui représenterait la vie de Francesca (et celle du photographe) avant et après leur rencontre ; à l'inverse, la partie couverte apparait comme une parenthèse à l’abri des regards de tous, une parenthèse que ces deux êtres se sont secrètement et passionnément accordés.