Le réalisateur français Boris Lojkine explique comment lui est venue l'idée de réaliser le documentaire Les Ames errantes, sur l'émouvant périple de deux anciens combattants vietcongs pour retrouver les tombes de leurs camarades : "J'ai vécu au Vietnam en 1993-94. J'étais parti là-bas pour enseigner la philosophie, mais je me souviens surtout d'une année extraordinaire de liberté, d'aventure. J'ai appris la langue, j'ai beaucoup sillonné le pays. Le Vietnam s'ouvrait tout juste, tout était nouveau, excitant. Pour moi, ça a été un vrai coup de foudre. En 2001, j'ai réalisé un premier film documentaire là-bas, Ceux qui restent, un portrait des anciens combattants vietnamiens de la guerre du Vietnam, qui montre notamment l'étrange nostalgie qui unit les anciens camarades de guerre. C'est en faisant ce premier film que j'ai compris l'importance de la recherche des corps pour les Vietnamiens."
Boris Lojkine, le réalisateur des Ames errantes, explique pourquoi les Vietnamiens sont tellement désireux de retrouver les corps des "martyrs" de la guerre : "Ces recherches sont difficiles à chiffrer, car il s'agit d'initiatives individuelles à travers tout le pays, mais elles se comptent de toute évidence par dizaines de milliers. C'est un "retour du refoulé" qui s'explique facilement. À la fin de la guerre, en 1975, la priorité a été donnée à la construction d'une mémoire collective, c'est l'époque notamment où l'on a construit tous ces grands cimetières militaires que l'on trouve sur tout le territoire vietnamien. Les corps des "martyrs" y ont été rassemblés un peu n'importe comment. Et le chagrin des proches est resté confiné dans la sphère familiale. Mais depuis les années 1990, depuis l'ouverture du pays et l'effritement de l'idéologie communiste, les exigences des familles sont revenues au premier plan. Désormais, les "mères héroïques" ne se contentent plus d'être citées en exemples de vertu patriotique. Elles veulent qu'on leur rende le corps de leurs fils pour pouvoir accomplir les rites qui leurs sont dus."
Chercher ses morts fait partie intégrante de la culture vietnamienne, comme l'explique Boris Lojkine : "Qu'ils soient communistes, catholiques, bouddhistes, les Vietnamiens rendent tous le culte à leurs ancêtres au moins une fois par mois et aux jours anniversaires. Les morts sont donc bien plus présents dans le quotidien des Vietnamiens que dans le nôtre. Ils trônent sur l'autel des ancêtres, au coeur de la maison, au centre de la famille." Et de poursuivre, en soulignant l'origine du titre Les Ames errantes : "On comprend dès lors le drame de ne pas avoir pu ramener le corps d'un membre de sa famille : privés de sépulture, ou enterrés en terre étrangère, là où les parents ne pourront pas les honorer, les morts sont des âmes errantes, des âmes qui n'ont pas trouvé le repos au pays natal. Pour les vivants, c'est une source de culpabilité."
Boris Lojkine, le réalisateur des Ames errantes, évoque son expérience - filmer le Vietnam en tant que cinéaste français - et l'accueil réservé au film : "En faisant ce film, j'ai toujours cherché à dépasser le simple "regard d'un étranger", j'ai essayé de comprendre les choses de l'intérieur, comme un Vietnamien pourrait le faire. Montrer le film au Vietnam m'apparaissait donc comme un prolongement naturel de ma démarche de réalisation. C'est leur histoire que je raconte. Au Vietnam, dans presque chaque famille, il y a un mort de guerre. Le film les concerne donc au premier chef. L'accueil a dépassé mes espérances. J'ai eu la chance de pouvoir montrer le film à la télévision, à un horaire où il a bénéficié d'une audience considérable. Ensuite, pendant quinze jours, il y a eu une vraie déferlante de presse. Dans la rue, les gens venaient me voir pour me remercier. C'était très émouvant. Aujourd'hui, j'ai un peu l'impression d'être devenu un cinéaste vietnamien. C'est une belle récompense."
Les Ames errantes a été diffusé pour la première fois au Vietnam le 24 juillet 2006 sur VTV 1, la première chaîne du pays, à 20h, horaire de grande écoute. Le documentaire a généré une audience estimée entre 15 et 20 millions de spectateurs. Il a ensuite été rediffusé à de nombreuses reprises sur des chaînes régionales. Pendant les quinze jours qui ont suivi la diffusion d'origine, le film a suscité une presse abondante et enthousiaste, notamment chez Thanh Niên et Tuôi Tre, les deux quotidiens les plus lus du pays.