Le travelling est une question de morale, disait Godard. Depuis longtemps, celle de Tsai Ming-liang lui interdit d'y avoir recours, et c'est tant mieux. Une nouvelle fois, il réalise un film entièrement en plans fixes, avec une science du montage interne au cadre, jouant de la profondeur de champ, des plongées et des divers reflets pour donner, grâce à son sens de la composition, cent fois plus de mouvement que bien des blockbusters parkinsoniens.
Ca démarre d'ailleurs très fort, avec une alternance de plans serrés et de plans larges, d'action et de contemplation. Un homme sur un lit, avec "La Flûte enchantée" en fond sonore et les imperceptibles variations de la lumière sur son corps inerte, qui m'évoque le plan final de "Gerry", de Gus Van Sant. Puis les tribulations d'une troupe d'immigrés qui traversent Kuala Lumpur la nuit avec leur butin, un matelas king size tout défoncé, croisant une vielle femme qui chante une comptine dans un micro relié à un ampli nasillard, accompagné d'un joueur de ukulele, ou tout du moins de sa version locale.
Au passage, ils chargent sur le matelas un homme qui vient de s'effondrer, victime d'un tabassage que l'on a deviné. Cet homme, un paria, va lentement se retaper, et lui qui était rejeté de tous, va devenir un objet de désir pour tous les habitants de cette maison, à mi-chemin entre le squat et la pension de famille. Lui ne parle pas, les ouvriers ont une autre langue, la patronne impose sa volonté en quelques gestes, gifle ou caresse, et la serveuse est depuis trop longtemps habituée à la soumission pour avoir accès à la parole : il n'y a donc aucun dialogue, juste des ambiances et des chansons sirupeuses.
Beau sujet, mais qui en s'ajoutant à la langueur stylistique de TML, ne nous évite pas un ennui aussi moite que le climat malais. Durant les deux premiers tiers du film, on ne voit que des gestes du quotidien, lointaines répliques de Jeanne Dielmann faisant sa vaisselle : la toilette de l'homme-légume, la toilette de l'homme blessé, la lessive, le nettoyage du matelas, l'épouillage du matelas, le sommeil du blessé, le sommeil de son sauveur, le sommeil de tous les autres...
Heureusement, la dernière partie est un peu plus enlevée, à la fois parce que le blessé reprend du poil de la bête, mais aussi parce qu'un nuage de fumée venant de la forêt indonésienne en feu vient envelopper la ville, tirant le film vers une sorte de fantastique, avec ces personnages dissimulés derrière des masques de fortune, et une scène d'amour entrecoupée de toux asthmatiformes. Mais il y a bien des risques que les spectateurs n'aient pas survécu à cette équipée malaise, et la virtuosité formelle ne suffit pas à dissiper notre propre fog suscité par l'ennui et la distanciation excessive.
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