Il est injuste de ne voir dans ce portrait de femme qu'une simple plongée dans la folie, car, s'en tenir à ce constat, c'est refuser toute la complexité du film et du cinéma de Cassavetes en général. "Une femme sous influence" est d'abord l'étude d'un couple en crise, qui peine à communiquer, à s'appréhender; cet écart entre Mabel et Nick est perceptible par le fait que ce dernier semble toujours à son travail – et elle, toujours au foyer – mais même dans un grand moment de réunion qu'est le repas, le malaise est total : Mabel tente de s'intéresser aux amis de Nick mais elle le fait en adoptant une forme tellement théâtrale que son comportement devient anormal. Mais si l'étrangeté du personnage réside dans sa conscience d'une mise en scène, alors Mabel n'est pas plus folle que Nick, qui s'efforce de jouer au mari type de la classe moyenne, dont le sérieux frise le ridicule tant il empêche l'expression de sentiments. Dans cette première heure et demi, on se dit que la mise en scène et le système d'écriture de Cassavetes n'auront jamais été aussi forts dans la mesure où ils font ressentir avec une puissance viscérale le chaos qui règne dans une famille sur le point d'imploser. L'effet de déconstruction produit par un enchaînement de scènes qui semble improvisé – alors que le film est en fait remarquablement construit – et des gros plans très brusques filmés en légère accélération sont des marqueurs vertigineux qui déroutent et nous impliquent physiquement dans l'oeuvre. Si le spectateur finit éprouvé, rincé après une telle expérience, c'est aussi parce que ce cinéma demande à ses acteurs eux-mêmes de dépasser leurs limites, de déployer une énergie qui n'est pas seulement celle de l'interprétation : il faut aussi donner de soi, injecter de la vie dans la fiction jusqu'à en brouiller les frontières. Toutefois, il ne faut pas restreindre "Une femme sous influence" à ses cris, ses mouvements et son incongruité mais il est nécessaire de mesurer sa capacité à les contrebalancer par le calme de la dernière demi-heure, surprenante accalmie qui fait du bien au spectateur mais qui rajoute de l'inquiétude entre les personnages. Nick n'est pas rassuré par l’attitude de Mabel; au contraire, il est alarmé par la peur d'une femme qui craint d'être trop vivante, d'être prise pour folle et qui décide donc de s'éteindre, de ne plus agir mais de simplement observer les autres dans une douceur déchirante. La peur profonde de Nick, c'est de perdre ce qui n'a pas de prix, ce qui surnage dans le chaos : l'amour. Les dernières minutes du film font prendre conscience à Nick des sentiments qu'il a pour Mabel, à quel point il a besoin d'elle pour lui-même se sentir vivant, et scellent la complicité entre Peter Falk et Gena Rowlands, tous deux magnifiques et inoubliables dans des rôles d'une exigence démesurée.