Deux hommes grimpent une colline caillouteuse, une pierre entre les dents. Une vieille rebouteuse désenvoute une jeune fille, en lui retirant un serpent du ventre. Un curé donne aux futurs émigrants les habits des morts, afin de permettre à ceux-ci de voyager avec eux. Dès ces scènes d'exposition, le ton est donné : "Golden door" va naviguer entre réalisme et onirisme.
Le Nouveau Monde a été présenté à ces paysans siciliens comme un Eden, où on se baigne dans des rivières de lait, où les arbres donnent des pièces, et où poussent des légumes dignes du rocher de "L'Etoile Mystérieuse". Ils acceptent cette perspective sans sourciller, car les superstitions et le surnaturel font partie de leur environnement. Emanuele Crialese choisit donc d'adopter le point de vue de ces personnages, et il insère ces visions dans le récit ; après tout, sont-elles moins réelles que cet Eldorado que Salvatore ne voit pas dans les brumes, et dont les rites lui semblent tout aussi étranges ?
Le film est découpé en trois parties égales : l'adieu à la terre, la traversée et Ellis Island. Dans la première partie, on est proche de "Padre, padrone" dans une suite de scènes qui vont toujours d'un plan très rapproché à un plan large et qui parlent de la dureté de la vie sur cette terre aride. La seconde partie se déroule dans le huis clos du bateau, jamais vu dans son son ensemble comme dans "Titanic", mais compartimenté par les manches à air et les coursives. Quand le navire affronte une tempête, on n'en voit pas une vague, juste les corps jetés les uns contre les autres dans le bruit des craquements de la coque ; Crialese reprend le gag de "L'Emigrant" quand Charlot roule sur le corps de la grosse dame, mais le transforme en gigantesque radeau de la Méduse.
La dernière partie est un autre enfermement, celui de la violence instututionnelle, celle de la jeune république américaine qui sélectionne ceux qui seront dignes d'apporter leur force de travail à la construction du pays. On pense à ce que disait Scorsese lors de la sortie de "Gangs of New York", au sujet de la violence consubstantielle à la naissance des Etats-Unis. Là, ce n'est plus celle du Far-West ou des oppositions entre Native et Irlandais ; il s'agit de la violence froide d'un état sûr de sa puissance, et qui s'arroge le droit sous couvert de procédures "civilisées" de séparer des familles ou de pousser des jeunes femmes à subir des mariages arrangés. Et quand un officier explique la politique de renvoi des plus faible au nom de la science, on ne sait pas si Lucy est sérieuse ou ironique quand elle s'exclame "Quelle vision moderne !"
La musique est d'abord absente, la mise en scène étant aussi aride que la terre sicilienne, puis elle apparaît sous la forme de chansons de paysans avant de ponctuer la dernière partie. Et puis il y a des plans superbes, comme ce cercle des femmes dans les entrailles du navire en train de se peigner mutuellement, ou cette plongée extraordinaire sur deux foules se faisant face, celle sur le pont et celle sur le quai, que la perspective place sur un même plan, et qui se séparent lentement quand le bateau appareille.
Film à la fois classique et audacieux, "Golden door" surprend constamment, inscrivant l'intrigue des manoeuvres de la jeune Anglaise au milieu de la description du destin de millions d'Européens. Porté par des acteurs excellents (Vincenzo Amato, au générique des trois films de Crialese, et Aurora Quattrochi qui joue sa mère), il bénéficie d'une superbe photographie qui se met au service d'une fresque lyrique qui n'est pas sans rappeler par moment le grand Federico.
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