http://lecinemaduspectateur.wordpress.com/2012/11/09/cria-cuervos/ | L’enfance est un sujet complexe au cinéma. Il ne faut pas tendre vers une niaiserie en tentant de voir le monde comme un enfant, mais superposer l’enfance et un traitement adulte sonnerait tout aussi faux. Carlos Saura parvient avec maestria à nous montrer la vie d’un enfant, et cela à travers le regard de Ana – jeune enfant qui perd sa mère puis son père. Le réalisateur espagnol traite alors le sujet difficile de la perte de l’innocence et du premier choc entre l’enfance et l’adulte. Il ne faut pas de mot à Saura pour nous faire comprendre que Ana pense avoir empoisonné son père et pas de mot non plus pour comprendre l’absence douloureuse d’une mère vers laquelle elle tente de se réincarner. L’idée judicieuse de donner un même visage à la mère et la femme qu’elle deviendra – celui de Géraldine Chaplin – donne au film une dimension poétique et sinistre. Cependant, Ana est bloquée entre deux mondes qu’elle ne peut rejoindre. L’enfance lui a fermé ses portes suite aux diverses tragédies et le monde des adultes ne peut lui ouvrir ses portes tant son opacité lui est encore conséquente. Cette confrontation à l’adulte s’exprime bien sur à travers la mort, mais également d’une façon plus cocasse à travers l’opulence des seins de Rosa qu’Ana lui demande de dévoiler avec insistance. Comme si elle voulait voir son avenir et montrer de cette manière qu’elle aussi a grandie et que si elle n’est pas une femme morphologiquement, son esprit n’est plus enfantin. Il suffit de s’attarder sur ses jeux : elle joue à la poupée certes, mais elle prend le rôle d’une véritable mère agacée par son enfant et qui déjà semble connaître les sensations qu’elle ressentira à la tété (le bébé qui mort le bout du sein). Elle joue également avec ses sœurs à se déguiser, mais le but n’est que de rejouer une scène de dispute qui a eu lieu entre ses parents. Elle reprend d’ailleurs le rôle de sa mère comme pour mieux lui ressembler et pour mieux faire coïncider les deux An(n)as. Cette immobilisme entre l’enfance et le passage à l’âge adulte donne lieu à des scènes absurdes et cruelles: Ana est chassée du chevet de sa mère par les adultes qui essayent tant bien que mal de garder son innocence. Priée d’aller jouer, Ana quitte la chambre bientôt mortuaire et monte les escaliers pour retourner dans le monde de l’enfance sous les hurlements d’agonie de sa mère. Comme si l’abstraction enfantine permettait de tout surmonter. Ana n’est déjà plus une enfant et les adultes tentent de réparer l’irréparable : la perte de l’innocence. Ils essayent de l’endormir pour la maintenir dans une illusion. Comme ci, le voile du sommeil et le voile qui couvre le regard de l’enfant et l’empêche de voir une réalité bien cruelle ne faisaient qu’un. A cette redondance d’aller au lit, elle rétorque « Mais je ne suis pas fatiguée ».
Malgré cela, Ana se protège comme une enfant dans les souvenirs et la création d’un monde où sa mère qu’elle chérie partage encore sa couche et son espace. Cependant, Saura inculque dans cet échappatoire des limites et questionne la notion de souvenirs. Ana se maintient dans le passé, et sa narration de femme adulte montre bien qu’elle n’a toujours pas réussi à s’en sortir. Elle est bloquée à nouveau entre deux réalités : la vrai et celle qu’elle s’est créée. Ana contrôle ses souvenirs, contrôle l’apparition de sa mère, mais à ce pouvoir presque divin que lui octroie Carlos Saura il y a des limites. Elle plisse les yeux avec hargne pour esquisser le va-et-vient d’une mère inquiète pour son enfant au seuil de la porte de sa chambre. Mais cette scène rassurante, elle ne peut la continuer ou la modifier. Elle ferme fortement ses yeux pour toujours faire ressurgir la même scène. Elle voyage dans ses souvenirs, mais ne peut en créer. Elle est contrainte de voir une scène à répétition pour se donner l’impression qu’elle perdure. De plus, sa mère porte dans chaque rêverie la même coiffure et la même tenue. Et si elle garde qu’une seule image de sa mère, qu’est-ce qui nous dit que cette dernière n’est pas faussée, embellie ou même complètement inventée ?
De cette notion d’invention découle une autre réflexion mais cette fois-ci porté sur le cinéma même. « Cria Cuervos » pose un questionnement sur la notion d’auteur au cinéma. Et si nous prônions l’hypothèse que le véritable créateur était le personnage d’Ana. Le film donne l’impression qu’il n’y a pas de réalisateur et qui si on devait en désigner un on se pencherait aussitôt sur Ana. En effet, c’est elle qui a dans toute l’œuvre le pouvoir de décision et qui dirige le film. Tout d’abord, elle contrôle la caméra et propose au spectateur de s’unir à elle pour n’oublier aucun détail. Elle fait alors un jeu de champs/contre-champs montrant soit ce qu’elle voit soit ce qu’elle veut qu’on voit : c’est-à-dire sa mise en scène dans ses propres souvenirs. Ensuite, elle commande les personnages puisque nous voyageons dans sa tête, elle choisit donc de faire entrer ses personnages de manière théâtrale, les menant à sa guise. Dans la scène de cache-cache, elle se prend même pour Dieu tuant et ramenant à la vie ses sœurs. Elle choisit qui vit et surtout quand : ce qui sied avec le rôle d’empoisonneuse qu’elle croit avoir. On peut également voir dans la scène de la grand-mère face aux photographies, une Ana directrice d’acteurs qui récite le texte que la grand-mère devrait dire par la suite lors de la prise de vue. Elle explique ce qu’elle doit penser et ce qu’elle a vécu donnant l’impression d’une explication du rôle à jouer. Elle contrôle également la narration et s’octroie le rôle de maîtresse de l’action : elle choisit dans quels souvenirs nous la suivons et surtout à qu’elle moment ils commencent, nous jetant parfois un regard comme pour dire « je vous attendais ». Enfin, d’un point de vu plus technique, elle gère également la bande-son. La musique ne commence pas au hasard mais lorsqu’elle glisse le disque dans le tourne-disque et c’est elle qui choisit en quelque sorte de ce que sa mère joue au piano. Elle prend des décisions sur le film qui défile sous nos yeux.
Certains théoriciens du cinéma disaient que la meilleure musique de film était celle que l’on ne remarquait pas, et si la perfection d’un réalisateur résidait également dans le fait qu’on ne le remarque pas. Carlos Saura a fait le film, mais il a réussi à gommer sa présence pour nous montrer seulement le principal : l’errance de cette enfant.