Un très beau film sur l'enfance, le chagrin, et le temps qui passe. Cria Cuervos est un film-témoin, celui d'une époque de changements, le passage d'une dictature à un régime démocratique ( le film sort en 76, simultanément à la mort de Franco, symbole fort ). Si l'aspect historique a son importance, on retient d'abord du film son personnage principal et celle qui l'incarne, la merveilleuse Ana Torrent. La tristesse qui se dégage du film semble naître de son visage, de son regard duquel s'échappe une profonde mélancolie, parfois une lassitude, comme si elle comprenait déjà la difficulté de l'existence. Là où le film est intelligent, c'est qu'il traite avec une grande subtilité l'univers de l'enfance, qu'il n'enferme jamais dans une bulle dont l'innocence pure serait l'élément fondateur. Ana adulte dit d'ailleurs ne pas comprendre pourquoi l'enfance est si idéalisée. Son point de vue est peut-être un peu radical, mais on comprend sa pensée. C'est que l'enfance a aussi sa part d'ombre, sa cruauté qui laisse à penser que l'être humain est fondamentalement mauvais. L'enfant peut lui aussi être pervers et sadique, et les pulsions de mort dont fait preuve la jeune Ana en sont des preuves. A plusieurs reprises elle effraie le spectateur, soit en souhaitant la mort directement à des gens qu'elle n'aime pas ( " meurs tout de suite ! ". Dans la bouche d'un enfant, c'est un choc, une vraie surprise ), soit en mimant un geste fatal en tirant pour de faux sur ses soeurs. Ce comportement sadique trouve sa source dans le chagrin, l'infinie tristesse d'avoir perdu les siens, en particulier sa mère.
Cria Cuervos dit la terrible souffrance que représente la disparition d'un proche, et l'impossibilité de s'en défaire. Comme la dictature, le chagrin du deuil finira certes par se dissiper, mais quelquepart il sera toujours, constamment, une obsession qui hantera les esprits. Une bonne idée du film est d'ailleurs de confier deux rôles à Geraldine Chaplin, et pas n'importe lesquels : celui de la mère d'Ana, et Ana elle-même, une fois celle-ci devenue adulte. On peut y voir une manière de résoudre une question purement technique ( faire en sorte que le spectateur sache qu'il s'agit d'Ana adulte ), mais on peut surtout y découvrir le versant poétique de la chose, soit cette idée que les morts et les disparus nous accompagneront toujours, malgré leur absence physique. C'est aussi matière à souffrance puisque leur " présence " peut perturber, mais grandir consiste aussi à accepter la perte et à transformer un moment douloureux en acte de sagesse, et donc à accepter les aléas éprouvants de l'existence.
Cria Cuervos est un film souvent poignant, proprement déchirant. A certains moments il rappelle Bergman, surtout celui de Cris et Chuchotements. Le film est encore plus fort parce que ses premières victimes sont les enfants, qui subissent des épreuves beaucoup trop difficiles pour elles. Et l'ironie de Cria Cuervos, c'est que même quand un moment semble joyeux et aéré, il n'est en fait construit que sur le chagrin et la tristesse. C'est bien évidemment la séquence où les trois soeurs dansent, sauf que la chanson sur laquelle elles rythment leurs pas ne parle que de rupture, d'abandon et d'adieux. C'est tout le film qui, à l'image de la magnifique chanson de Jeanette, contient en lui une noirceur qu'il enveloppe dans une mise en scène limpide et parfois aérienne ( Ana sur le toit ). On peut simplement le résumer à Ana Torrent : un visage mignon, trop chou, craquant. Mais une âme déjà tourmentée qu'on devine par un regard extrêmement mélancolique.