C'est quoi le cinéma ? Je ne vais pas me la jouer Godard du pauvre ( juste Godard en bien ça serait déjà pas mal ), mais c'est quoi le cinéma ? Du temps, du mouvement et des sentiments. Eh bien le cinéma c'est donc Wong Kar-Waï.
Les Anges Déchus est un film qui ne laissera personne indifférent. C'est un cinéma qui, obligatoirement, provoque. L'ennui peut-être, tout le monde ne pouvant pas adhérer, forcément. La fascination sûrement. Fascination devant une oeuvre qui emploie à merveille la grammaire du cinéma, multipliant ses effets pour créer un objet d'une époustouflante intelligence. La mise en scène semble en permanence traduire d'une manière proprement adéquate l'état d'esprit des personnages du film. Et, quand elle n'est pas occupée à une tâche si ardue, elle atteint des sommets dans le développement d'un esthétisme qui touche au sublime. Comme toujours chez le réalisateur, l'oeuvre navigue entre différentes optiques. On est soit dans la psychologie, soit dans quelque chose de purement visuel, qui n'en est pas moins gratuit - donc inutile - puisque la conception plastique de certaines séquences participent de l'élaboration de l'atmosphère particulière de l'oeuvre. Ambivalence donc. Et ça n'a rien d'étonnant puisque Les Anges Déchus n'est pas un film monotone, et apparaît comme un tourbillon où tout se téléscope : les corps, les paradoxes donc ( Kaneshiro est quasi-muet, mais parle souvent, même s'il ne s'agit que d'une voix-off ), les genres et les rythmes.
Wong Kar-Waï met son indéniable science du rythme au service d'un film qui ne se gêne pas, par exemple, pour rompre le tempo du récit en insérant quelques ralentis ici et là, en accélérant le temps par le mouvement aussi, preuve en est la manière dont certains travellings viennent donner du mouvement au film. C'est par son mouvement incessant et bouillonnant que le film fait naître sa sensualité. Le spectateur des Anges Déchus ressent profondément les choses, recevant des petits chocs plein de sens qui le mettent en ébullition. C'est purement physique. A cela s'ajoute une certaine élégance, comme ces deux séquences fantastiques de masturbation du personnage féminin. Wong Kar-Waï atteint ici un sommet d'érotisme en passant par une voie fétichiste plutôt que par une vulgarité toute pornographique. En ne filmant que les jambes et les bas de son actrice ( et bien sûr ses petits cris...), en suggérant plutôt qu'en abusant de l'image, le cinéaste offre au spectateur une des séquences les plus excitantes de l'Histoire du Cinéma. Il faut une vraie délicatesse pour parvenir à rendre ces scènes aussi belles, et éviter la vulgarité.
La subtilité du cinéaste n'est pas une exclusivité envers ses acteurs. Quand il s'agit de filmer la ville, son talent explose aussi. Avec Michael Mann aujourd'hui, le réalisateur chinois est un de ceux qui savent le mieux retranscrire l'identité d'une ville, établir un portrait d'un monde urbain en donnant l'impression de tout dire et de ne rien en dévoiler à la fois. Mais c'est justement une affaire de complexité, et la ville est tellement un lieu secret, mystérieux, que la force du cinéaste est de parfaitement la décrire et d'en révéler aussi, quelque part, l'inaccessibilité. Wong Kar-Waï, par ailleurs, montre bien le caractère vivant de la ville, les incessants fluxs qui la traversent, les circulations perpétuelles qui se font en son sein ( à pied, en métro, à moto ). Ce cinéma est aussi un témoignage du caractère éphémère des choses, du passage de l'être humain qui finalement n'est qu'un anonyme dans l'immensité des espaces urbains. Et avec l'être humain il y a évidemment la fragilité des émotions et des sentiments, qu'ils soient haineux ( tuer pour vivre ), ou amoureux ( aimer pour (sur)vivre ).
Du temps, du mouvement et des sentiments donc. Et en 1H35, le mouvement de la main de Wong Kar-Waï sur ma joue ne vient provoquer aucune douleur, sinon un sentiment de plénitude intense face à une oeuvre magistrale à l'éclatante beauté.