Un film d’anthologie, exceptionnel, sans doute l’un des plus grands films français de tous les temps.
En littérature, il y a « Le Voyage... » de Céline, ce chef d’œuvre inclassable. « La Maman et la Putain » de Jean Eustache est son digne pendant cinématographique. Et la référence à la littérature s’impose tant les dialogues et les monologues sont superbement écrits. Ils sont moins joués que récités dans une scansion qui touche parfois au sublime, avec lyrisme et émotion mais sans le moindre pathos. La diction particulière de Léaud nous surprend dans les premières scènes, puis on l’intègre pour ne plus faire attention qu’aux mots, ceux qu’Eustache a écrits avec le plus grand soin et sur lesquels les acteurs n’ont aucune prise. Ces mots tombent alors comme des vérités, même s’ils sont parfois crus, comme dans « le monologue » final de Veronika (la putain, Françoise Lebrun), celui étudié dans les écoles de cinéma. La mise en scène est minimaliste et épurée, champs-contrechamps et plans fixes. La force du verbe suffit à produire l’émotion, de manière si intense.
Le sujet central du film, le rapport amoureux, se matérialise au sein d’un triangle cruel (Alexandre et ses deux amoureuses, la vieille « maman » et la jeune « putain »), dans ses rapports asymétriques versatiles, faits d'attrait et de haine, de sexe et de tendresse, d’espoir et de désespérance. Dans bien des dialogues, l’humour et la dérision apportent une respiration salutaire. Alexandre est un menteur, un manipulateur en même temps qu’un être totalement dépassé par sa propre faiblesse. Il n’a d’autre ambition que de séduire et de "baiser", buts pourtant tellement dérisoires comme le lui crie Véronika dans son long monologue final. Le film d’Eustache est audacieux, exigeant (3h40) et surtout terriblement moderne, un demi-siècle après sa sortie ! Françoise Lebrun est étonnante de vérité, de sensibilité et de force douce. Bernadette Lafont est tout aussi excellente, belle et sensuelle, parfois émouvante dans un scénario qui ne lui offre pas vraiment le beau rôle. Jean-Pierre Léaud, sur lequel je suis habituellement réservé, tire ici parfaitement son épingle du jeu et se révèle très convaincant. Que dire d’Eustache ? Après un chef d’œuvre aussi absolu, que pouvait-il faire d’autre…
Pour cette reprise, la salle de projection était pleine, une centaine de spectateurs, tous présents jusqu’à la fin. La qualité du silence, et aussi celle des rires, appartiennent sans doute encore à ce grand Monsieur.