Alexandre (Jean-Pierre Léaud) cultive l'oisiveté comme un des beaux-arts, agrémentée du papillonnage amoureux - quand le film débute, il aime Marie (Bernadette Lafont), belle brune trentenaire propriétaire d'une boutique de mode dans le 6ème, et habite chez elle, tout en essayant de reconquérir Gilberte, lassée de son inconstance et de sa violence, qui s'apprête à convoler ailleurs. Tirant de très maigres revenus d'activités de plume intermittentes, le jeune homme promène son élégante indolence de café en café, dans un périmètre réduit, entre le boulevard St-Michel le matin tôt (pour se frotter au monde du travail et au populaire, dont il s'amuse en en collectionnant les "bons mots" égrenés à l'heure des croissants), et St-Germain, de la fin d'après-midi (quand il se réveille) aux petites heures de l'aube - poussant éventuellement (au maximum) vers Montparnasse. Il fréquente surtout le Flore et les Deux-Magots, pour y lire ou rencontrer ses amis, dans une tabagie impressionnante - nous sommes en 1972, et les "consos" y sont donc encore à prix compatible avec son budget de cigale, et les lois anti-tabac pas du tout d'actualité ! Il croise en terrasse le regard d'une jolie blonde, Veronika (Françoise Lebrun), 25 ans, la suit et l'aborde, en lui demandant un numéro de téléphone où la joindre. L'infirmière, comme on l'apprendra rapidement, s'exécute. L'hôpital Laennec, où elle vit aussi (soupente sous les toits), sera une occasion nouvelle pour Alexandre d'élargir au 7ème arrondissement son milieu de vie, après avoir avec elle, au début de leur relation, abordé le quasi "exotique" 12ème, via "Le Train bleu", le restaurant de la gare de Lyon. La première partie du film est légère et centrée sur Alexandre, qui régale qui veut l'entendre (et donc d'abord le spectateur) d'aphorismes et de littérature - cependant, les fêlures du garçon apparaissent de loin en loin, autour en particulier de certaines obsessions morbides. La deuxième, au fur et à mesure que la relation d'Alexandre et Veronika prend forme et s'étoffe, est déjà plus assombrie, la jeune femme étant fort perturbée et carrément alcoolique. La troisième, celle du trio (qui se vouvoie, comme au Grand Siècle), le jeune homme entre la "maman" (Marie, figure tutélaire) et la "putain" (Veronika, figure perturbatrice) est franchement noire, le "ménage à trois" ayant du mal à trouver un rythme de croisière, l'atmosphère virant à l'anxiogène, et l'histoire étant repeinte aux couleurs du sordide (Veronika), du pathologique (Alexandre) et de la confusion (Marie). C'est très long (3 h 35 !), inégal, voire brouillon, mais la plupart du temps cela happe vigoureusement. 0 "action" (la bataille est celle des sexes, des coeurs et des esprits), des décors quasi uniques (beaucoup de cafés, dont peu de terrasses ; des chambres) et beaucoup de verbe, énormément. Les dialogues, très écrits et très divers, allant du plus raffiné au plus trivial, sont ce que l'on retient surtout (enfin, moi en tout cas) de cette réalisation mythique. Léaud, et sa diction atypique, y est magnifique (à tous les points de vue), Françoise Lebrun, qui avait été la maîtresse d'Eustache, (vue récemment en abbesse dans la nouvelle version de "La Religieuse", et en voix "off" dans "Le Temps de l'aventure") remarquable (sa confession-monologue est un "must") et Bernadette Lafont (qui vient de disparaître, et à laquelle Arte rendait ainsi hommage en diffusant le film d'Eustache - bien que son rôle soit le plus court des trois) égale à elle-même, généreuse et glorieusement impudique (la seule qui se met à nu au sens propre, mais celle dont on sait le moins !). Eustache, être tourmenté (qui se suicidera à l'âge de 42 ans, alors qu'était en projet la suite de "La Maman et la Putain" - en 1981), a mis beaucoup de lui dans son oeuvre-phare, étant d'ailleurs partout, à l'écriture (à l'époque il était lui aussi entre trois amours comme Alexandre, avec Gilberte, Marie et Veronika) à la réalisation et au montage (pour partie) - il y fait même une courte apparition. Film "intello", mais certainement pas "bobo" avant l'heure, récompensé à Cannes ("Grand Prix spécial du Jury" en 1973), mais restant confidentiel (340.000 entrées), admiré par le cinéma d'auteur en Europe et "indé" aux E-U, c'est avant tout un film en marge, un objet singulier, à (re)découvrir.