Il y a eu Teddy et son loup-garou associal. Puis La Nuée et ses sauterelles amatrices de sang. Place aujourd'hui à Ogre, dont le titre annonce la couleur et cette envie de remettre en avant une figure de la littérature dont le cinéma s'empare moins souvent que les vampires et zombies. Une tentative que l'on doit à Arnaud Malherbe, qui a notamment travaillé sur les séries Chefs et Moloch.
Dans son deuxième long métrage, il suit une jeune femme qui fuit un passé douloureux avec son fils mais réalise que sa nouvelle vie ne sera pas de tout repos, car une bête semble rôder près du village où elle vient d'emménager. Et c'est depuis le dernier Festival de Deauville, où il était présenté en avant-première, que le metteur en scène est revenu sur Ogre en compagnie de son actrice Ana Girardot.
AlloCiné : Au moment de la présentation du film, vous avez décrit "Ogre" comme "un film fantastique ancré dans une réalité française". Quel élément a été le déclencheur ? Le côté fantastique ou le côté réaliste ?
Arnaud Malherbe : C'est une très bonne question. Je pense que le déclencheur, en fait, c'est un désir de travailler en premier lieu sur une esthétique. Sur la peur, sur le récit poétique et fantastique. La clé du truc, c'est une sensation que j'avais ressentie, une nuit à la campagne chez mes parents : j'étais sur le perron en train de fumer une cigarette - comme Ana dans le film - et j'ai vraiment ressenti une peur primale, un panique.
Ça faisait des années que je n'avais pas eu une sensation totalement irrationnelle. Ce n'est pas vraiment ce qui a déterminé le film, mais j'avais envie de retrouver cette sensation qui m'intéressait, et on a échafaudé le récit avec un certain nombre de choses qui accompagnaient ma vie à l'époque : ma compagne a une maison dans le Morvan, où on a tourné, donc on y va souvent en vacances, et on s'est notamment retrouvés en hiver dans une maison complètement perdue au fond des bois. Du coup il y a forcément des images et des sensations qui s'impriment et qu'on a envie de retravailler, régurgiter dans le film ensuite.
Quel aspect vous a le plus parlé Ana ?
Ana Girardot : J'aime beaucoup le cinéma de genre, les films qui font peur. J'avais commencé avec Fabrice Gobert au début de ma carrière [Simon Werner a disparu, puis la série Les Revenants, ndlr] et je trouve qu'en France, on arrive parfois à mélanger notre recette avec du fantastique. Mais depuis Fabrice, je n'avais pas lu de scénario qui me plaisait assez, qui me touchait comme ça.
Et là, je pense que le personnage de Chloé m'a d'abord touchée avant d'aimer l'idée du conte fantastique qu'est le film. J'aimais bien ce parcours de cette femme qui sort d'une relation d'emprise et replonge dedans sans s'en rendre compte immédiatement, qui reproduit exactement le même schéma. Et en face on a son fils qui essaie de l'en empêcher. Ça, c'est la vraie partie humaine qui m'a parlée. Ensuite j'ai adoré l'idée de mettre cela du point de vue d'un enfant, avec cette fantasmagorie qui va avec. Et je connaissais le travail d'Arnaud, je savais que ça allait être filmé et mis en scène avec goût.
La figure de l'ogre est aussi peu utilisée au cinéma parce qu'elle appartient plus à notre tradition culturelle, populaire et fantastique qu'à celle des anglo-saxons.
Mais j'ai quand même hésité, car j'avais déjà eu quatorze enfants dans ma carrière, et je trouve difficile de jouer avec. Ça demande beaucoup de temps, de patience, c'est très exigeant. Il y a toujours une partie sur le plateau que je n'aime pas, c'est quand un enfant en a marre de travailler - ce qui est tellement légitime - et comprend que c'est plus de plaisir, mais vraiment du travail, et qu'on doit continuer car, économiquement, il faut faire avancer le film. Et ça me brise le cœur. Des expériences précédentes ont fait que je n'avais pas envie de ça à ce moment. Mais on a rencontré Giovanni [Pucci], et tout de suite j'ai senti qu'il avait un truc. Du coup, j'ai plongé.
Si vous aimez les films qui font peur, où est le plaisir lorsque l'on joue dedans et qu'on connaît les artifices ?
Ana Girardot : On arrive quand même à se faire peur. Surtout là, dans la forêt du Morvan. Dans la scène sur le perron, on n'a presque rien rajouté. Peut-être un projecteur au fond mais c'est tout, et les nuages sont ceux que nous avions au moment de la prise. Et quand j'ai vu la maison, je me suis dit que jamais je ne passais une nuit avec un enfant ici, et que j'aurais direct repris la voiture pour repartir. De base, l'endroit était un peu hostile, mais je pense que ça aide plus que de tourner en studio. Mais c'est vrai qu'on a moins peur que quand on est spectateur et qu'on ne sait pas ce qui va arriver.
Pourquoi ce choix de la figure de l'ogre, très rare au cinéma ?
Arnaud Malherbe : Cette idée de raconter des histoires d'où l'on est. Ça fait toujours un peu franchouillard et hexagonal de dire ça, mais ça n'est pas du tout le cas. Il n'y a pas de gloubiboulga international, et je n'ai pas non plus envie de faire des films qui ne sont que la continuation de ma culture de spectateur, plutôt liée à du cinéma fantastique espagnol ou anglo-saxon. D'ailleurs, si on aime le cinéma fantastique espagnol, c'est parce qu'il a une singularité, et ne ressemble pas aux films fantastiques anglo-saxons.
J'ai donc réfléchi à ce qui faisait notre singularité, ainsi qu'à l'espace dans lequel j'avais envie de créer tout cela. J'ai alors pensé à une certaine campagne un peu déclassée, loin des centres, dans cette France qu'on connaît, un peu figée dans les années 50-60 sur le plan esthétique. Et à sa rencontre avec une figure typiquement française et italienne : celle de l'ogre. Qui est peut-être aussi peu utilisée parce qu'elle appartient plus à notre tradition culturelle, populaire et fantastique qu'à celle des anglo-saxons.
Et l'ogre renvoie aussi plus à des peurs enfantines que le vampire ou le loup-garou.
Arnaud Malherbe : C'est vrai. Et l'un de mes films préférés, c'est Morse, qui a revisité et retravaillé le mythe du vampire dans l'enfance. Mais je pense que cela tient beaucoup au fait que la production fantastique anglo-saxone - et notamment les livres - tourne majoritairement autour des vampires et des loups-garous. Mais c'est aussi pour cette raison que j'ai aimé Teddy - même si c'est aussi un loup-garou - ou La Nuée.
On y retrouve ce mélange d'identité française et de cinéma de genre.
Arnaud Malherbe : Oui, et ce n'est pas un hasard si nous sommes tous les trois distribués par The Jokers. Tu vois qu'il y a un discours culturel et esthétique là-dessus que je trouve vraiment très intéressant et cohérent.
Qu'évoque cette créature pour vous Ana ?
Ana Girardot : C'est le dévorant, celui qui n'est pas rassasié. Je comprenais très bien cette image de l'homme qui veut à manger, qui restreint le passage et qui la bloque. C'est quelque chose que j'arrive à comprendre en tant que femme. Mais j'ai moins peur des ogres que des fantômes, parce que ça j'y crois. Un ogre je sais que ça n'existe pas, un fantôme je ne suis pas sûre. Mais c'est intéressant de comprendre les peurs et de jouer sur les peurs enfantines, comme Arnaud a été inspiré par quelque chose qui lui est arrivé.
C'est intéressant de comprendre les peurs et de jouer sur les peurs enfantines.
Comment avez-vous déterminé l'apparence de l'ogre ? Qui surprend car elle s'éloigne de la représentation que l'on s'en fait dans les contes.
Arnaud Malherbe : Quand on revisite des créatures ou des personnages de contes, je trouve intéressant de leur faire franchir un grand pas, de raconter un peu autre chose. Et, ici, je trouvais intéressant d'être sur un ogre un peu plus en chien, qui a faim. S'il a faim, c'est qu'il est maigre et doit manger selon un protocole, en faisant d'abord grossir un enfant, ce qui est compliqué.
Et ça me faisait plus peur de voir un être presque famélique, qui avait envie de manger parce qu'il avait faim, qu'un gros bonhomme. Au tout départ c'était une figure vachement plus dématérialisée, presque plus comme une grande masse, une présence. Des yeux dans la nuit. Puis, au fil de la fabrication, je suis allé de plus en plus vers une incarnation. Jusqu'à travailler avec un comédien et avec Olivier Afonso de l'Atelier 69, qui fait des effets spéciaux, pour créer ce truc avec des apports qui rentraient aussi dans notre budget.
Notre rencontre avec Olivier Afonso :
Pourquoi avez-vous souhaité que l'enfant soit atteint de surdité ?
Arnaud Malherbe : Je trouve toujours intéressant de donner des caractéristiques à un personnage, et que cette caractéristique raconte finalement son histoire. En l'occurrence, c'est un enfant qui est fragile, qui est dans sa bulle, qui est un peu extérieur au monde. Lui donner ces trucs permet une incarnation de sa problématique. Il est très objectivement dans sa bulle qu'il peut quitter, et a une perception du monde très singulière qui offre au spectateur une possibilité d'empathie avec lui. Puisque nous, émotionnellement, auditivement, sommes avec lui.
Et ça m'intéressait d'autant plus que ça m'imposait d'avoir un ogre avec une présence auditive singulière, avec des raclements, des craquements… On a beaucoup travaillé dessus car ça aurait pu être quelque chose de basique. Mais on a vraiment fait un design sonore, qu'on a développé pendant plusieurs semaines, pour arriver à une singularité. Et notre credo a toujours été de faire le truc qui nous gênait. Un copain qui a vu le film m'a dit qu'il avait trouvé insupportables les bruits de gorge, les craquements, les trucs d'os…
L'ambiance visuelle et sonore du film s'est-elle beaucoup construite en post-production ?
Non, dès l'écriture, ces idées liées au son étaient déjà écrites. Elles n'ont juste pas d'incarnation et de matérialisation, donc il faut tout créer, comme quand on veut peindre un tableau. Il y a quand même eu des modifications au montage : on a notamment travaillé pour re-structurer un peu l'histoire, la redynamiser. Mais ça c'est presque du travail normal, de continuation de l'écriture pendant le montage. Après j'avais des idées assez arrêtées sur sur les cadres, le découpage, la mise en scène, la photo.
On était vraiment très raccord avec la cheffe opératrice Pénélope Pourriat. Dès le départ, je ne voulais pas faire un film de genre avec un chef op' de film de genre. J'ai aussi voulu retravailler avec Pénélope car elle ne vient pas du tout de là. Ça nous intéressait d'aller chercher ensemble des choses qui étaient plus sur la profondeur, l'obscurité, le tranchant par rapport à la lumière. Et en même temps d'assumer une gamme chromatique un peu poussée : on n'a pas fait un film gris ni un film intégralement bleu. J'avais l'impression que ça me permettait de rendre le film un peu plus singulier que de le "niveler" avec des codes esthétiques trop identifiés.
Avez-vous le sentiment qu'il y a, en ce moment, une nouvelle vague du cinéma de genre en France ?
Arnaud Malherbe : Clairement !
A quoi est-ce que cela tient ?
Ana Girardot : Je ne sais pas pourquoi, tout d'un coup, quand un film est espagnol, ça cartonne dans le monde. Les films italiens aussi, avec ce côté baroque. Peut-être qu'en France on n'arrive pas totalement à assumer la direction qu'on prend, ou le genre qu'on aborde. Et en même temps, là où on est forts, comme Teddy et La Nuée l'ont bien montré, c'est quand on arrive à intégrer un style cinématographique français dans le genre.
Arnaud Malherbe : Pour moi ça vient de la base, c'est-à-dire les auteurs et réalisateurs. Il y a une trop grande affection physique, intellectuelle et émotionnelle d'un grand nombre de gens par rapport aux films et à la poésie fantastiques, à l'épouvante. Tout ça est trop important et trop présent dans la culture de plein de créateurs pour que ça n'arrive pas. C'est obligé que ça arrive. Et ce qui m'importe, c'est aussi d'échanger entre nous et de se dire qu'on affirme notre singularité.
Qu'on ne soit pas dans un décalque de choses déjà connues, déjà vues ailleurs. Les films seront bien ou non, ils seront aimés par tout le monde, par personne, par une partie du public… C'est pas grave. Mais s'il y a une chose dont je suis persuadé, c'est que, outre le fait qu'il soient français, la définition, l'accueil et le succès potentiel - esthétique et critique - de ces films fantastiques français tiennent au fait que ce sont des prototypes, pas des stéréotypes.
On n'arrive pas totalement à assumer la direction qu'on prend, ou le genre qu'on aborde en France.
C'est pour cela que les films de genre français du début des années 2000 n'ont pas fonctionné, on restait trop dans le décalque.
Arnaud Malherbe : Oui, parce que des réalisateurs comme Alexandre Aja, Julien Maury et Alexandre Bustillo, qui ont fait des trucs très bien, sont des enfants de la culture anglo-saxone. Ils le revendiquent et leur trip c'est de reproduire ça. Leurs films n'en sont pas moins bons pour autant, la question n'est pas là. Même quand tu vois The Deep House, c'est un film de maison hantée américain, ancré en France certes. Mais c'est dans leur ADN.
Moi je crois justement que l'énergie, l'enthousiasme et le futur, c'est justement de raconter des histoires depuis le local. D'être hyper singulier et à 100 000 % français. La liberté artistique est quand même plus facile à obtenir ici. Et il y a un vrai grand défi qui est de re-séduire le public, le ramener dans les salles. Je pense que mon film peut plaire à des gens comme mes parents : ils ont beaucoup aimé car ce sont mes parents, donc ils ne vont pas dire le contraire, mais je pense que des seniors n'aimant pas le fantastique peuvent être intéressés par Ogre. Et éventuellement touchés.
Car il y a un fond social derrière le surnaturel.
Arnaud Malherbe : Oui, et certains peuvent être sensibles à une forme de merveilleux, de poésie ou des choses qui ne sont pas forcément le fait d'un amateur de film de genre radical qui, lui, peut être déçu par cet aspect. Il faut aussi ouvrir ça et désacraliser le truc, alors qu'on me dit parfois "Ne dites pas que c'est fantastique", ce que je refuse. Car il l'est.
Ana Girardot : Ça pourrait être notre touch. Il faut juste assumer et mieux le vendre. On a du mal à comprendre comment on vend nos films et où est-ce qu'on les emmène. Dans les festivals notamment : tout le monde veut forcément aller à Cannes alors qu'il y a des films qui sont bien et qui pourraient vivre tellement mieux en visant des festivals internationaux de genre.
Autant aller briller dans un festival fantastique en disant que notre film, dans ce registre, est qualitatif. Il vivra beaucoup mieux que si on essaye de le mettre dans une autre catégorie. À cause du thème de la violence conjugale notamment : je me souviens avoir eu des discussions en précisant que ça ne serait pas le sujet principal du film mais une excuse. Comme le handicap de l'enfant est aussi une excuse de mise en scène pour nous faire peur. Mais ça reste un film fantastique.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 5 septembre 2021