AlloCiné : Sans frapper se démarque du documentaire stricto sensu par son dispositif. Comment ce projet atypique est-il né ?
Alexe Poukine : Je voulais faire un film autour de l'histoire d'Ada qui a été violée à trois reprises par un homme qu'elle connaissait. Je l'ai rencontrée avant que le mouvement MeToo ne devienne mondialement connu et je pense qu'Ada comme moi savions qu'un témoignage direct face caméra serait une mauvaise idée.
Le public étant à ce moment-là très peu sensibilisé à la question du viol, je craignais qu'il soit hostile envers Ada, qu'il considère comme problématique son comportement à elle plutôt que celui de son agresseur. Je voyais bien que les personnes qui n'ont pas vécu de viol ont souvent tendance à ne pas vouloir s'identifier aux victimes, parce qu'on a été élevées dans une société qui culpabilise en permanence les victimes, mais aussi peut-être parce qu'on vit avec l'idée (tout à fait fausse selon moi) que chacun mérite ce qui lui arrive.
Il y avait aussi depuis le début l'idée qu'il est fondamental de pouvoir s'identifier à des personnes qui ont vécu une histoire similaire. Nous voulions créer un choeur autour de ces récits singuliers qui sont pourtant chacun l'expression d'une même histoire, celle de la domination masculine. Il fallait donc trouver un dispositif qui à la fois amène une distance qui rendrait ce récit entendable et qui permette aussi aux spectateurs et aux spectatrices d'interroger leurs propres représentations du viol.
Le film est passionnant lorsqu'il dérape et que les comédiens baissent le masque et sont rattrapés par leurs émotions.
Le pari du film était que l'histoire d'Ada résonnerait avec celles d'autres personnes pourtant très différentes de par leur sexe, leur âge, leur milieu social, etc. Et c'était très beau, pendant le tournage, de constater que toutes ces personnes pouvaient s'identifier d'une façon ou d'un autre à cette femme qu'ils et elles ne connaissaient qu'à travers un récit écrit.
Aviez-vous envisagé un documentaire sans dispositif ?
Je ne pense pas qu'un documentaire sans dispositif puisse exister. Le simple fait de poser une caméra devant une personne est pour moi un dispositif. C'est juste que ce dispositif-là est jugé "normal" car très banal. J'ai en tout cas longuement réfléchi à ce qui serait le plus juste en termes de mise en scène pour ce film-là.
Jeune, je voulais être comédienne et j'étais fascinée par la façon dont le faux peut révéler quelque chose de vrai. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de performatif dans le jeu : interpréter un rôle vous oblige à tenter de comprendre la personne que vous incarnez. Cela change vos représentations et du coup la façon dont vous voyez le monde. C'est aussi ce qui m'a poussée à choisir ce dispositif fictionnel pour mon documentaire.
Les comédiens ont-ils été mis en contact avec leur modèle ?
On a filmé 28 personnes (au final la moitié sont dans le film). Pour Ada, ça aurait été assez contraignant d'être mise en contact avec chacun et chacune des interprètes. Chaque personne a incarné ce texte avec sa propre sensibilité, ses propres grilles de lecture, ce qui, pour moi, rend ce récit plus universel.
Si, au montage, nous avons décidé de de rendre presque indéterminable ce qui appartient à l'histoire d'Ada et ce qui appartient aux 14 personnes qui l'interprètent, c'est parce que, selon moi, tous ces récits appartiennent à une seule et même histoire. Savoir qui a vécu quoi ne me parait pas pertinent. Ce qui compte, je crois, c'est que ces histoires destructrices ont bien lieu et qu'elles sont malheureusement extrêmement banales.
Certains comédiens ont-ils refusé d'endosser certains témoignages ?
Non. Nous avons commencé à tourner en plein dans l'affaire Weinstein et il y a avait à ce moment-là pour beaucoup de victimes et de témoins une véritable urgence à parler. Je connaissais de plus ou moins près l'histoire de chacun.e des protagonistes du film et j'ai essayé de leur donner à interpréter des chapitres du texte d'Ada qui résonnerait avec leur propre expérience. Ce sont par exemple des policières qui interprètent les parties où il est question de la plainte. Pour interpréter les chapitres qui décrivent directement les viols, j'ai choisi des comédiennes professionnelles qui n'ont pas vécu une expérience comparable.
Si l'idée était de permettre aux personnes du film de raconter leur propre histoire en s'appuyant sur celle d'Ada, il ne s'agissait pas de les faire souffrir ou de les traumatiser. Pendant tout le processus du film, j'ai eu la sensation de marcher sur des oeufs. Je savais que les histoires qu'on me confiait étaient éminemment douloureuses pour beaucoup des protagonistes du film. Celui-ci est d'ailleurs extrêmement doux et tendre par rapport à ce que nous avions dans les rushs.
La bande-annonce de Sans Frapper :