Récompensé par un Prix du Jury au dernier Festival du Cinéma Américain de Deauville, Pleasure est assurément l'un des films les plus fort de ce mois d'octobre. Et de l'année 2021. Premier long métrage réalisé par la Suédoise Ninja Thyberg, qui s'inscrit dans la lignée de son court métrage du même nom, sorti en 2013, il nous plonge dans les coulisses de l'industrie pornographique aux côtés d'une star en devenir.
Un film choc, à mi-chemin entre la fiction et le documentaire, qui questionne la notion de regard avec une maîtrise impressionnante. Et qui sera interdit aux moins de 16 ans dans les salles françaises, avec un avertissement en prime. Comment peut-on donc vendre un opus aussi sulfureux que celui-ci ? Communiquer autour d'un tel sujet sur les différents réseaux sociaux ne s'apparente-t-il pas à un parcours du combattant ?
Réponses avec Vincent Courtade, directeur marketing de The Joker Films (Parasite), distributeur du long métrage attendu dans nos salles le 20 octobre. Mais également le président Manuel Chiche et le directeur de la programmation Mikael Muller-Knisy.
AlloCiné : Quand et comment avez-vous découvert le film ? Était-ce une évidence pour vous de vouloir le distribuer en France ?
Manuel Chiche (président de The Jokers Films) : On a lu le script fin 2018 et vu le court-métrage de Ninja Thyberg sur le même sujet. Nous avions fait une proposition sur le film, refusée à l’époque, puis continué à insister jusqu’à ce que cela cède. Le sujet nous tenait à cœur et nous aimions l’univers de la réalisatrice.
La censure, très conservatrice, nous faisait peur mais nous avons décidé d’y aller quand même car il est important de parler de l’itinéraire de cette jeune fille et de cette question majeure : n’existe-t-on plus que par l’image que nous renvoyons ou que nous voudrions renvoyer ? Et puis, si les distributeurs indépendants ne prennent plus ce genre de risque, c’est un pan entier - probablement le plus intéressant, d’ailleurs - qui disparaîtra.
Quel type de public visez-vous avec cette stratégie de communication décomplexée, qui embrasse le caractère sulfureux du film ?
Vincent Courtade (directeur marketing) : On s’adresse aux cinéphiles évidemment, avec le premier film très réussi d’une cinéaste déjà grande. Mais aussi, plus largement, à une jeune génération progressiste, ouverte à la discussion et à la réflexion sur les sujets de société habituellement tabous que sont le corps et la représentation de celui-ci.
On a d’ailleurs remarqué que le film plaisait autant aux femmes qu’aux hommes, qui remettent en question leurs propres préjugés et perceptions des images porno. Tout en découvrant le "female gaze", un terme dont on a énormément entendu parler mais qu’on a rarement vu aussi efficace qu’ici.
Si les distributeurs indépendants ne prennent plus ce genre de risque, c’est un pan entier - probablement le plus intéressant, d’ailleurs - qui disparaîtra.
Pourquoi avez-vous choisi cette affiche ? Aviez-vous d’autres options en tête ?
Vincent Courtade : Cette affiche a vraiment fait évoluer toute l'équipe dans notre compréhension du film et des intentions de Ninja. On est passés par plusieurs affiches très différentes : de l'univers indépendant pop mais trop abstrait avec Bella Cherry dans une piscine, au film "à sujet" avec Bella Cherry face à une caméra de tournage, le regard dur. Mais à chaque fois qu'on proposait des affiches "dans les codes", les producteurs nous signalaient gentiment qu'on tapait à côté.
Jusqu'à l'évidence de la banane : c'est un film qui parle de la reproduction d'un regard masculin normé - via le téléphone de sa copine - et de l'importance de la sororité, mais c'est surtout l'histoire d'une femme prête à tout pour être une star du porno. Elle y trouve du plaisir et du fun, de manière assumée et totalement décomplexée, en envoyant balader tout préjugé sur elle. Cette affiche cristallisait tout cela. Et incarnait aussi notre volonté d'envoyer les mêmes signaux : on veut distribuer des films qui parlent de tout, sans être bridés par des normes hypocrites.
Était-il d’emblée prévu que la communication serait aussi décomplexée, pour coller avec le ton du film, là où d’autres auraient pu tenter de l’édulcorer ?
Vincent Courtade : Au contraire. On voulait à la base positionner le film sous l'angle "l'univers du porno comme vous ne l'aviez jamais vu" de manière très opportuniste, et c'est une erreur dont on s'est très vite rendus compte. Les spectateurs le vivront : le film vous reste en tête longtemps après le visionnage, et remet en question votre vision de la société, des images et des normes.
Le film a agi de la même manière chez nous, et l'évidence est apparue : Pleasure est avant tout l'histoire d'une femme ambitieuse qui cherche sa place dans un univers très masculin. C'est un film très universel qui aurait pu se dérouler dans une usine de papier ou une entreprise de communication avec les mêmes thématiques. Ici, c'est appliqué au milieu du porno. On a donc glissé vers un positionnement plus humain, avec Bella Cherry au centre : "Une femme dans l'industrie du X".
La réalisatrice Ninja Thyberg a-t-elle son mot à dire sur la stratégie marketing de son film ?
Vincent Courtade : C'est difficile pour un film étranger de mettre le réalisateur ou la réalisatrice directement dans toutes ces discussions. Mais Ninja, à travers les producteurs, fut consultée et a adoré notre affiche. Ils ont trouvé qu'on tapait juste et nous ont même demandé l'autorisation d'utiliser notre affiche comme visuel officiel pour leur pays, la Suède. C'est une grande fierté pour nous !
Deauville 2021 - Pleasure : l'affiche sulfureuse décryptée par la réalisatrice Ninja ThybergComment êtes-vous parvenus à échapper à l’interdiction aux moins de 18 ans en salles ? A-t-il été nécessaire de couper certains plans ?
Vincent Courtade : Il était hors de question pour nous de couper un seul plan du film : Ninja marche en équilibre sur un fil tendu pendant tout le film, entre la suggestion et l’explicite selon ce qu’elle souhaite transmettre comme émotion. Couper des plans aurait ruiné cet équilibre et ses intentions. Le film est passé pour la première fois en commission de classification et a écopé d’une interdiction aux moins de 18 ans, ce qui nous a paru incompréhensible à l’heure où le porno envahit librement les écrans. Et alors que le film de Ninja en déconstruit justement les codes pour nous apprendre à les analyser et à les comprendre.
Cette interdiction allait rendre toute exploitation en salles impossible. Nous avons alors écrit un recours très argumenté à Madame la Ministre de la Culture, Roselyne Bachelot, afin de lui prouver le caractère important du film. Elle a heureusement accepté un nouvel examen en commission de classification, qui a finalement proposé une interdiction aux moins de 16 ans, assortie d’un avertissement à mentionner : "Plusieurs scènes de violences et d’agressions sexuelles sont susceptibles de troubler gravement le public". C’est un soulagement, et une épine dans le pied en moins.
Est-il facile de communiquer autour du film sur les différents réseaux sociaux, où la censure ne s’applique pas de la même manière ? Qu’en est-il des partenariats ?
Vincent Courtade : Pleasure est un petit film avec un petit budget, où notre enveloppe de campagne web prend une grosse place. Mais les règles de Facebook et Instagram, sont très strictes. L’affiche, mais aussi la bande-annonce, sont impossibles à sponsoriser ! Il nous faut donc redoubler d’intelligence, et créer des contenus plus "soft" visuellement. C’est un vrai casse-tête au quotidien. Sur YouTube, nous avons même créé des versions non-censurées et censurées de la bande-annonce : la dernière contient des passages floutés et quelques changements de plans pour tromper l’algorithme. C’est celle-ci qui sera sponsorisée.
Nous avons de la chance d’avoir des partenaires média très ouverts, qui ont très vite compris le caractère important du film : Madmoizelle va mettre en avant le côté féministe du film et infiltrer le milieu du porno pour en déconstruire les codes, Society va donner une très belle tribune à Ninja Thyberg avec un entretien passionnant de plus d’une heure enregistré à Deauville, Radio Nova va mettre en avant le film auprès d’une communauté très engagée dans ces sujets, et même chose pour SensCritique auprès de la communauté cinéphile.
On s’adresse à une jeune génération progressiste, ouverte à la discussion et à la réflexion sur les sujets de société habituellement tabous que sont le corps et la représentation de celui-ci.
Comment allez-vous accompagner le film dans les salles ? Combien de copies sont prévues dans un premier temps ?
Mikael Muller-Knisy (directeur de la programmation) : Les exploitants ont compris la démarche généreuse de Ninja Thyberg : filmer l’industrie pornographique comme un travail en posant un regard féminin qui lui confère une dimension supplémentaire. Le film pose beaucoup de questions que les spectateurs n’avaient jamais osé formuler en dehors de leurs salles de cinéma. Certains exploitants contactent des techniciennes et techniciens du X pour accompagner les projections. D’autres contactent directement des associations féministes pour maximiser les échanges.
C’est très sain. Très ludique. On en revient à la séance de cinéma vécue comme une expérience sociale. Ce vent de fraîcheur devrait nous permettre de programmer le film dans une trentaine de salles dès la sortie nationale, puis de l’ouvrir vers un plus large public si le succès est au rendez-vous.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Paris le 5 octobre 2021