AlloCiné : Quelle est l'origine de Avec un sourire, la révolution ! ?
Alexandre Chartrand : En tant que Canadien francophone né dans la capitale fédérale – où le français est une langue minoritaire - au cœur des années 70, certains aspects de ma personnalité ont été profondément influencés par le contexte politique de ma jeunesse, entre les référendums d’autodétermination du Québec de 1980 et celui de 1995, sur fond de négociations constitutionnelles entre le Canada et le Québec et des échecs des accords du Lac Meech (1988) puis de Charlottetown (1992); l’instabilité politique et les questions d’appartenance à une nation plutôt qu’à une autre ont modelé l’homme que je suis devenu. Alors, lorsque la tenue d’un référendum d’autodétermination fut évoquée en Catalogne, je me suis immédiatement senti interpellé. Je reconnaissais en Catalogne un contexte que j’avais l’impression de connaître : une région culturellement forte, centrée autour d’une métropole vivante et parlant une langue qui n’est pas celle de la majorité. En plus, je parlais déjà couramment le catalan, une langue que j’ai étudiée à l’Université de Montréal. J’avais l’impression d’avoir la sensibilité requise pour transmettre au reste du monde ce qu’allaient vivre les Catalans. C’est sur ces bases que je suis parti en tournage en 2014 et 2015 pour filmer les événements qui allaient donner lieu à un premier documentaire sur la quête démocratique catalane, un film intitulé Le Peuple interdit (2016) (disponible gratuitement en ligne : https://la-manip.fr/le-peuple-interdit.html). Pour Avec un sourire, la révolution!, l’idée a concrètement pris naissance en novembre 2016, alors que j’étais à Barcelone pour des projections du Peuple interdit. C’est lors d’une visite au bureau parlementaire de Ferran Civit, un des personnages du premier film, que j’ai eu l’occasion de rencontrer Lluís Llach, icône de la culture catalane, nouvellement élu député et voisin de bureau de Ferran. Lorsqu’ils se sont mis à parler de la tenue d’un référendum en 2017, j’ai su que j’allais être de retour l’automne suivant pour en être témoin. J’ai tout de suite contacté l’équipe de Carles Puigdemont et j’ai pu rencontrer le chef des communications de son cabinet dans les jours suivants.
De combien d'heures de rushes disposiez-vous avant d'entrer en salle de montage ?
Nous avons filmé un peu plus de soixante heures d’images entre le début septembre et la mi-octobre 2017. Le ratio atteint environ 40 pour 1. Il faut également ajouter à cela plusieurs heures d’archives et d’images que nous n’avons pas filmées nous-mêmes.
Vous êtes-vous auto-censuré ? Y a -t-il des scènes que vous ne vouliez pas montrer ?
J’ai eu, pour ce projet, une préoccupation que je n’avais jamais eu auparavant, qui fut guidée par l’inquiétude que mon film puisse servir de preuve pour inculper des gens qui participaient aux manifestations. Et je tiens à être très clair à ce sujet : je n’ai pas filmé d’agressions ou de destruction de quoi que ce soit. Mon équipe et moi avons passé des journées et des nuits complètes au cœur des plus grands rassemblements de septembre et d’octobre 2017 et ceux-ci se sont tous déroulés dans le respect (avec le sourire!) et donnaient plutôt l’impression de nous trouver dans un grand festival. Mais l’absurdité des accusations et des arrestations qui ont eu lieu suite aux événements, alors que nous étions toujours en montage, m’ont incité à réviser chacun des plans afin de m’assurer que je n’offrais aucune opportunité au gouvernement espagnol de porter des accusations contre qui que ce soit sur la base de ce qui se retrouvait dans mon film. Alors oui, j’ai eu ce souci, mais rien à cacher. Dans ce sens, le plus absurde de tout cela fut la détention de Jordi Cuixart et Jordi Sanchez, dès le 15 octobre 2017, sous des accusations d’avoir causé « les violences » du 20 septembre. Nous avons été aux côtés des deux Jordi tout au long de cette journée (dès 8h le matin et jusqu’au milieu de la nuit - dont plusieurs minutes se retrouvent dans le film), mais nous n’avons pas étés témoins de quelque violence que ce soit ni de « l’incitation à la violence » qui les a vu condamnés.
Avec ce film, vous questionnez la démocratie et posez une question passionnante : comment une élection peut-elle être antidémocratique et attentatoire à la sécurité d'un pays ?
Le député de droite Xavier García Albiol nous inflige d’ailleurs cette enflure linguistique dès les premières minutes de mon film : « un référendum d’autodétermination n’est pas admissible parce qu’il est antidémocratique ». Je répondrai ici par une phrase ironique de mon ami et député catalan Ferran Civit : « voter, c’est poser un geste aussi révolutionnaire que de déposer un bout de papier dans une boîte ». Et j’ajouterais ces éléments de réflexion : À partir de quel moment un gouvernement doit-il écouter la volonté populaire ? Depuis le début des années 2010, environ 80% des Catalans - peu importe leur orientation politique – se disent favorables à la tenue d’un référendum d’autodétermination. Mais ces chiffres sont le résultat de sondages, auxquels certains n’accordent pas de crédibilité à cause de l’échantillonnage limité. Alors voici d’autres chiffres basés sur le résultat de suffrages, donc sur un échantillonnage massif :
- Le 9 novembre 2014, près de deux millions et demi de citoyens catalans (sur une population de 7,5 millions dont 5,6 millions sont inscrits sur les listes électorales) contreviennent à la loi et prennent part à une consultation jugée illégale par Madrid pour voter dans un scrutin qu’ils savent être sans valeur légale.
- Lors de l’élection catalane de 2015, les deux tiers des députés élus démocratiquement sont favorables à la tenue d'un référendum. L’élection ayant été appelée sous la forme d’un plébiscite sur la question, les gens savaient qu’il s’agissait d’un des enjeux centraux de la campagne (le sujet se retrouve dans Le Peuple interdit). -En 2017, 90% des administrations municipales, élues démocratiquement, se prononcent en faveur de la tenue d'un référendum. À partir de quand juge-t-on qu'il y a une forme de légitimité démocratique ? Au delà du désir d'indépendance des Catalans, il y a un combat démocratique qui se livre en Espagne depuis de nombreuses années. D'un côté, il y a les espagnolistes, qui refusent d'entendre parler de référendum parce que cette démarche serait anticonstitutionnelle. Le second article de la constitution espagnole stipule en effet que l'Espagne est indivisible. Toute tentative de la dissoudre est donc contraire à la constitution. On ne peut même pas poser la question. De l'autre, il y a les catalanistes, autrefois portés par le rêve d'une Espagne fédérale, où la Catalogne jouirait du statut d'un quasi état, libre de prendre ses décisions politiques. Mais les catalanistes sont aujourd'hui majoritairement favorables à l'indépendance, étant donné que les dernières tentatives d’augmenter minimalement leur autonomie au sein de l'Espagne se sont conclues en 2010 par le retrait de plusieurs droits pourtant inscrits dans le statut d'autonomie de la région espagnole.
Dans quel état est l'Espagne aujourd'hui ?
L’Espagne est dans une impasse. Le gouvernement central de Madrid tente d’ignorer les demandes catalanes pour la tenue d’un véritable référendum d’autodétermination, reconnu par les autorités espagnoles. Et même si Pedro Sanchez a réussi à faire destituer le précédent président de la Généralité de Catalogne, Quim Torra (centre droite indépendantiste), sur des accusations de désobéissance, la population catalane a réélu à nouveau un gouvernement dominé par les indépendantistes, cette fois dirigé par Pere Aragonès, du parti de centre gauche indépendantiste ERC. Pedro Sanchez a libéré les prisonniers politiques catalans un peu malgré lui, au début de l’été 2021, pour prendre de court les tribunaux européens qui commençaient à se pencher sur leurs causes et auraient pu - en émettant un jugement - faire annuler leurs sentences. Je rappelle que Sanchez a gracié les prisonniers politiques, il ne les a pas amnistié, ce qui signifie qu’ils sont toujours coupables des gestes pour lesquels ils furent condamnés à des peines ridiculement lourdes (de 9 ans et demi à 13 ans et demi de prison, pour l’organisation d’un vote!). Mais Pedro Sanchez, chef du Partido Socialista Obrero Español (centre gauche) les a tout de même graciés. Ce que son prédécesseur, le chef du PP Mariano Rajoy (droite) – en poste lors du référendum de 2017 – n’aurait probablement pas fait. S’il fallait que la droite revienne au pouvoir lors des prochaines élections législatives en Espagne (prévues pour 2023), potentiellement alliés avec le parti d’extrême droite Vox - en pleine ascension - il se pourrait que la situation se détériore à nouveau pour les Catalans. Sanchez a tout de même offert à ses homologues catalans de participer à une « table de dialogue », prévu pour la semaine du 13 septembre, pour tenter d’apaiser les tensions entre Barcelone et Madrid. Pour plusieurs, il s’agit d’une première, puisque les prédécesseurs de Sanchez avaient toujours refusés de reconnaître que les aspirations catalanes méritaient d’être entendues. Mais les dés sont pipés, parce que Sanchez a déjà annoncé qu’il n’accordera pas aux Catalans la permission de tenir un référendum d’autodétermination, ce qui est l’enjeu principal de ces réunions. Alors il y aura probablement encore une manifestation monstre à Barcelone le 11 septembre 2021, jour de la fête nationale catalane, qui rassemble des centaines de milliers de personnes depuis 2010. Et Madrid continuera probablement à dire qu’il n’y avait que quelques milliers de personnes...