Révélée par le vénéneux Phantom Thread de Paul Thomas Anderson en 2017, Vicky Krieps est aujourd'hui partout. Et notamment à Cannes où elle présentait deux longs métrages : Bergman Island de Mia Hansen-Love, puis Serre Moi Fort, nouvelle réalisation de Mathieu Amalric.
Un drame intense et émouvant dont la comédienne nous a parlé le lendemain de sa projection officielle. Avec parfois beaucoup d'émotion dans la voix. Au vu de l'entente qu'elle a développée avec Mathieu Amalric, il ne serait d'ailleurs pas étonnant qu'elle retravaille de nouveau pour lui à l'avenir.
ATTENTION - Le récit de "Serre Moi Fort" repose sur un mystère et des révélations qu'il nous a fallu aborder avec VIcky Krieps pour évoquer quelques aspects de son rôle. L'entretien ci-dessous contient donc des spoilers et nous vous conseillons, si vous souhaitez ne rien savoir avant d'avoir vu le long métrage, de passer votre chemin (ou de vous arrêter très vite), pour mieux revenir ensuite.
AlloCiné : Connaissiez-vous déjà la pièce dont le film est adapté ? Ou est-ce Mathieu Amalric qui vous l'a faite découvrir ?
Vicky Krieps : Non, il a voulu me rencontrer pour me la présenter. Il a appelé mon agence et je savais que j'allais rencontrer Mathieu Amalric, que je ne connaissais pas en tant que réalisateur. Juste en tant qu'acteur. Mais j'ai tout de suite senti une connexion. Une similarité dans la manière de penser dès notre première conversation.
Et là il m'a donné une pièce de théâtre en me disant : "J'aimerais bien que tu lises ça. Et si tu l'aimes, je vais t'envoyer un scénario parce que j'ai envie d'un film. Je n'arrivais pas à trouver qui pourrait jouer ça. C'était un peu dur à écrire et depuis que je pense à toi, j'arrive mieux à écrire et j'aimerais que ce soit toi, mais lis d'abord la pièce." Et c'est la première chose que j'ai faite.
Est-ce qu'un aspect particulier du projet vous a plu ?
En tant que femme, ça m'a beaucoup plu. L'idée de la fuite d'une femme. Car au premier abord, c'est une femme qui fuit sa famille, sa vie, sa réalité. Et ça m'a beaucoup touchée car j'ai souvent eu envie de fuir, d'aller loin et de retrouver une vérité peut-être. Car si on vit avec des enfants et une petite famille, les choses peuvent devenir assez rigides, installées. Et on perd peut-être la vie en soi. On a envie d'aller trouver cela ailleurs, et je le reconnais très bien.
C'est ça, je crois, le premier truc qui m'a touchée. Puis il y a tout le voyage que fait réellement cette femme, et la fuite qui est autre. Mais cela reste une fuite que de fuir une réalité qui est devenue trop douloureuse pour vivre dans son cas. Et pour se sauver, elle s'enfuit vers un imaginaire. Ou peut être une folie, pour ne pas devenir folle de douleur.
Aller dans l'univers de cette femme était très douloureux
Vous parlez d'imagination et j'ai le sentiment qu'on peut voir "Serre Moi Fort" comme un film sur la mise en scène mais également comme une métaphore du travail des acteurs, qui arrivent à se projeter en imaginant une situation ou un passé.
Oui, et ça fait un parallèle avec le film de Mia Hansen-Love [Bergman Island, également présenté à Cannes en 2021, ndlr]. C'est très intéressant, dans leur construction et ce qu'ils racontent. Ce sont deux films que j'ai faits à peu près à la même période, et qui ont été tournés sur des longues périodes. Et j'ai compris que je racontais en fait une chose très personnelle là-dessus. En tant qu'actrice, à un moment après Phantom Thread et alors que je n'avais pas fait énormément de films, j'ai dû comprendre des choses car l'accompagner dans le monde avait été vertigineux.
Et ces deux films m'ont aidée à comprendre qu'en fait, la réponse est dans le laisser aller. Il faut construire pour trouver. Puis déconstruire. Il faut aussi se laisser aller à l'idée qu'il y a une réalité quant à ce que je suis. Mais aussi une réalité en tant qu'actrice, sur ma façon de faire mon travail. Depuis ce moment, je laisse les choses aller et s'entremouvoir. Ma vie privée, mes rôles… Avant, je pensais beaucoup plus que ce serait des choses qu'il faudrait séparer. Contrôler. En fait il faut laisser aller le contrôle : pour la créativité mais aussi dans la vie.
Le fait que le tournage ait été long et découpé en trois parties distinctes vous a-t-il posé des difficultés pour construire votre personnage ? Ou les différentes pauses ont-elles permis de prendre du recul et apporter des choses nouvelles ?
J'ai jamais apporté de choses nouvelles car je n'ai rien inventé. C'est un travail qui était très intuitif : Mathieu et moi avons une vision très très proche des choses. On est tous les deux dans le chaos plutôt que dans l'ordre, mais on trouve l'ordre dans le chaos, à terme. C'était complètement intuitif, donc il n'y avait pas vraiment ce genre de préparation. Mais c'était chouette de retrouver des gens à chaque fois, de retrouver l'équipe.
On est vraiment presque devenus une petite famille qui se retrouvait. Mais j'ai fait un autre voyage que les autres : aller dans l'univers de cette femme était très douloureux. Et on ne savait jamais quel film on était en train de tourner. Parce que Mathieu travaille comme ça : le matin, tu reçois une nouvelle scène à 7h, et elle a été réécrite, donc tu dois travailler intuitivement. Mais lui non plus ne savait pas quelle serait la version du film. Quelle réalité il allait choisir.
Je ne le savais pas non plus en tournant, donc il fallait garder un mystère, même au sein du personnage, pendant que je jouais. Je ne pouvais jamais vendre le personnage. Ce n'était pas comme si je pouvais suivre mes émotions. Le personnage en a énormément, et certaines sont très douloureuses. Mais je n'avais pas le droit de les sortir, de les faire voir. Et c'était très très fatigant. Au point que, après la deuxième partie du tournage, je suis vraiment tombée malade. Pour la première fois de ma vie, j'étais tellement fatiguée mentalement que le corps a suivi et qu'on n'a pas pu tourner le dernier jour.
Souvent, je me demandais si j'allais y arriver, car je ne savais pas si je savais jouer cela. Pour la scène de la fin, qui est la plus douloureuse, par exemple. Car ce sont des choses tellement horribles. Je ne l'ai pas vécu, je ne sais pas comment sont les gens qui vivent ça. Pendant tout le film, j'étais super concentrée et intuitive pour essayer d'être aussi vraie que possible avec une chose, alors que je ne savais pas comment trouver cette vérité.
Ce qui est difficile avec votre rôle, c'est que vous avez peu d'interactions avec les autres acteurs. Vous êtes souvent isolée dans les plans et c'est un film où les choses passent beaucoup par les regards, par les silences. J'imagine que cela a dû rajouter à la difficulté dont vous parlez.
Oui, exactement. Ça et d'être la seule à porter le secret, parce que les autres jouaient cette autre réalité. L'idée était de jouer cette autre réalité chaleureuse, et j'étais la seule qui, tous les matins, arrivait avec comme un fardeau intérieur. Ça se voyait. Il y avait l'équipe avec les autres acteurs, et il y avait moi. Avec Mathieu.
On devait tout le temps porter le fait de connaître la vérité, ce qui se passe vraiment chez cette femme. Même sans devoir le montrer dans chaque scène, car il y en a où je suis heureuse, j'ai dû porter le savoir du vrai paysage émotionnel. Donc il y avait plein de moments où, avec Mathieu, on pleurait parce qu'on voyait des choses. Et j'ai aussi découvert que l'intuition peut nous guider vers des endroits de vérité, même hors de ce qu'on peut s'imaginer, comme dans la scène de fin. C'était vraiment un travail très spécial, intuitif, dur et beau.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 15 juillet 2021