Quatre ans après Barbara, Mathieu Amalric dresse un nouveau portrait de femme avec Serre Moi Fort : celui de Clarisse (Vicky Krieps), qui semble abandonner sa famille dans les premières images du long métrage, comme le dit également le très court synopsis.
Présenté dans la catégorie Cannes Première sur la Croisette au mois de juillet, Serre Moi Fort a été l'un des sommets d'émotion de cette 74ème édition du Festival. Et c'est au lendemain de sa projection officielle que son metteur en scène est revenu avec nous, et beaucoup d'intensité, sur sa nouvelle réalisation, adaptée d'une pièce de théâtre qui n'avait jamais été montée.
ATTENTION - Le récit de "Serre Moi Fort" repose sur un mystère et des révélations qu'il nous a fallu aborder avec Mathieu Amalric pour évoquer son film. L'entretien ci-dessous contient donc des spoilers et nous vous conseillons, si vous souhaitez ne rien savoir avant d'avoir vu le long métrage, de passer votre chemin (ou de vous arrêter très vite), pour mieux revenir ensuite.
AlloCiné : Qu'est-ce qui vous a donné envie de tirer un film de cette pièce de théâtre ?
Mathieu Amalric : C'est un ami qui devait la monter, Laurent Ziserman, qui est acteur et metteur en scène de théâtre. Claudine Galéa l'avait écrite il y a quinze ans mais elle n'avait jamais été jouée, donc il a voulu le faire, mais la vie a fait qu'il a dû y renoncer. Mais il m'en parle, je l'achète, et c'est comme s'il me passait le relais. J'ai bien senti un truc. Je l'ai lu dans un train, avec cette envie de te cacher dans ton manteau, car tu as honte de chialer ainsi. C'est ce nerf qui a été touché.
Je ne pensais pas du tout que cela irait aussi loin. Mais je l'ai donné à Laetitia [Gonzalez] et Yaël [Fogiel], des Films du Poisson, mais sans trop penser à une adaptation car c'est un texte très littéraire. On se dit que ce n'est pas possible, qu'il n'y a pas de cinéma dedans. Ça joue sur la graphie, il y a parfois comme un choeur antique, elle joue sur la différence, il y a des superpositions de voix, il y a deux temps, il y a de l'imaginaire.
Mais ce qui m'a rattrapé, c'est ce qu'elle a inventé. C'est cette chose. Je ne veux pas en dire plus pour ne pas enlever le petit plaisir de la découverte. Et c'est pour cela que je n'arrive pas à trouver d'autre résumé que "Ça semble être l'histoire d'une femme qui s'en va."
Et c'est littéralement ce que l'on voit et ressent dans les premières images.
Voilà.
LES SPOILERS COMMENCENT ICI
La pièce est-elle construite de la même façon, avec ces questions que l'on se pose jusqu'à la fin ?
Chez elle c'est jusqu'à la fin. J'avais écrit le scénario avec cette révélation finale. Et puisque le film demandait des saisons différentes par rapport à la montagne, il fallait de la neige mais aussi quelque chose qui se passe entre l'hiver et le dégel du printemps. Ça m'a permis de monter entre les deux, et de réagir comme spectateur. Et je me suis rendu compte que si le narrateur ou la personne qui fait le film était en avance sur le spectateur, cela nous éloignait de la beauté, du geste d'imagination de Clarisse.
Parce que c'est finalement Clarisse qui se fait un film. C'est elle qui fait le film. C'est elle qui a ce délire. Comme dans les mélodrames, même s'il s'agissait justement de ne pas forcément filmer les larmes qu'on peut imaginer, mais plutôt cette femme qui a des belles tactiques. Elle trouve des trucs.
Et ne pas mettre une révélation finale - car au bout de vingt-cinq minutes, on sent bien qu'il y a quelque chose d'étrange - permet au public d'être comme elle : dans le déni et la croyance. Comme un spectateur qui croit ce qu'il voit alors qu'il sait que ce n'est pas vrai. Mais qu'en même temps c'est tellement bon d'y croire. Ce qui compte, c'est cette inversion. Comme lorsqu'elle dit "En m'absentant, je leur redonne vie". Cette volte-face m'a saisi et je me suis dit que le mélo était presque dans un raccord, quand elle dialogue dans la tête de son mari joué par Arieh Worthalter.
Tout ça jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'imagination, à la toute fin lorsqu'elle vend la maison - ce qui est bien - et reprend la route. Les premiers mots du film c'est "On recommence". Et les derniers c'est "On recommence". C'est une étreinte à perpétuité. Je me suis dit que c'est aussi un geste partageable et commun parce qu'on est fous. On est fous comme on peut l'être lors d'une séparation amoureuse.
Des gens ont pu le voir deux fois, et c'était l'une des grandes questions : est-ce qu'on pleure plus en sachant ou en ne sachant pas.
Il y a aussi une forme de déni dans cette situation.
Totalement. Et on devient des petits morceaux de temps, de trucs et de détails. On revoit tout. Et puis l'absence, le manque de l'autre fait qu'on ferme les yeux et qu'on se prend dans les bras. C'est du délire, c'est de l'hallucination, c'est du fantôme, du rituel. Comme dans le film de Jean Rouch, sur la façon dont les tribus africaines convoque les absents. Ça peut être Coco de Pixar, ça peut être The Leftovers, cette série extraordinaire. Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira. Imitation of Life, qui aurait pu être le titre parfait pour moi, mais que Douglas Sirk avait inventé.
Vous avez parlé du fait que Clarisse se fait des films, et j'ai eu le sentiment que "Serre Moi Fort" parle de mise en scène et de la manière dont on raconte une histoire. Dont on se raconte une histoire, avec des images, des sons.
Je n'ai pas pensé mise en scène ou mise en abyme. J'ai vraiment pensé à ces moments qu'on a tous traversés où on n'est vraiment pas soi-même. Enfin c'est ce que l'on dit car je pense justement que c'est dans ces moments qu'on est soi-même, parce qu'on perd tout.
On a tourné le film en trois temps : en mai 2019 pour les séquences qui se déroulent au printemps, puis en novembre et enfin en janvier 2020. En montant entre chaque session. Et la troisième fois, j'ai même dit à Vicky : "On va oublier cette histoire comme quoi tu aurais perdu ta famille. On va faire autre chose. Tu vas chanter, regarder des hommes." Et heureusement qu'il y a eu ça. C'est une réaction en tant que spectateur. Clarisse n'est pas une "mater dolorosa". Elle n'est pas une sainte. Et la vie c'est comme les herbes qui poussent entre les pavés.
Est-ce que le film a beaucoup changé, du fait de ce tournage morcelé, grâce au recul que vous avez pu avoir entre chaque partie ?
Oui. Il y a eu ces réactions de spectateur. Autour de cette histoire de révélation finale, car nous ne sommes pas dans Usual Suspects avec un twist qui sort de nulle part. Non, ce n'était pas la sève de l'histoire, mais plutôt d'être synchrone avec cette femme et son geste d'imagination, d'invention, qui s'arrête à un moment vers la fin. Et curieusement, c'est dans les tout derniers plans qu'on pleure. Parce que là y'a plus rien.
Des gens ont pu le voir deux fois, et c'était l'une des grandes questions : est-ce qu'on pleure plus en sachant ou en ne sachant pas. Car le film n'est pas centré sur un secret. Du tout. Même si les gens qui le conseillent cherchent toujours à éviter de trop en dire. Mais ceux qui le voient une deuxième fois, et qui remarquent les signes, sont pris d'une autre manière.
J'imagine qu'on doit être ému dès le début. Car on sait d'emblée ce qu'il se trame, et qu'il y a quelque chose de funeste derrière tout cela.
Oui. Et après c'est en fonction des trajets de vie de chacun. Mais pour en revenir aux changements, j'ai aussi ajouté des phrases. C'est dû au confinement, au fait que les films ne sortaient pas. Donc des fois j'allais juste caresser le mien pour voir s'il était encore vivant. Puis j'appelais le monteur, je demandais à Vicky d'enregistrer une petite voix sur son iPhone et de me l'envoyer. Pour rajouter des éléments de complicité avec le spectateur.
Le fait de monter le film pendant le confinement a-t-il favorisé la sensation d'enfermement de Clarisse que l'on a ? D'isolement même, car elle est souvent seule dans les plans, on ne la voit pas avec sa famille.
Non, on ne la voit pas avec sa famille. Il y avait d'ailleurs si peu de plans où Arieh et Vicky étaient ensemble. Il y en a trois : dans la discothèque notamment, quand elle se souvient de la rencontre. Et ce moment d'onanisme. J'ai d'ailleurs beaucoup pensé à cette scène de L'Atalante de Jean Vigo, qui avait été censuré pour cette raison dans les années 30.
Pour en revenir au montage, je me suis rendu compte qu'on ne pouvait pas monter un film sans être physiquement dans la même pièce avec le monteur. Parce que ça passe par des onomatopées, par des bruits. Ça ne marche pas avec TeamViewer ou des choses comme ça. Ça ne marche pas de s'envoyer des liens, de regarder et de réagir. C'est trop lent, il n'y a pas d'émulation, il n'y a pas le geste.
On a fait que des conneries pendant ce moment-là. Je n'ai fait faire que des conneries à François [Gédigier] parce que ça devenait théorique, alors qu'en montage, tu réagis immédiatement, physiquement, à quelque chose que tu tu vois. Surtout dans un film comme celui-ci, avec la superposition, les chevauchements d'images et de son, de sensations, de temps, de mémoire. De déni même.
J'ai longtemps hésité entre "Serre Moi Fort" et "Serre Moins Fort" pour le titre
Tous ces chevauchements dont vous parlez, cela signifie que vous aviez déjà une idée précise du montage au moment de la mise en scène ? Ou cette forme est venue ensuite ?
À l'écriture, déjà, il y a des choses qui me viennent. Quelque chose lié à la matière de la glace ou de la neige. Du blanc. Que l'on retrouve dans le bain moussant, la glace des poissonniers, un drap… Quelque chose peut ainsi rimer, puisque c'est elle qui le fait car tout est lié à ce qu'elle a vu.
Il fallait aussi que le vrai et le faux soient issus de la même matière. Je pensais à des choses de l'hyperréalisme. Il n'y a pas, d'un seul coup, une teinte particulière pour distinguer le vrai du faux. Car ça ne se passe pas comme ça.
Pourquoi avoir choisi ce titre, "Serre Moi Fort", au lieu de conserver celui de la pièce ?
"Je reviens de loin" ça en disait trop. Et puis il y avait un côté "Ça va mieux" dans ce titre. Or ce n'est pas vraiment ce dont il s'agissait. "Imitation of Life" me plaisir bien aussi, mais je suis allé dans les chansons. Et c'est souvent là qu'on peut trouver des choses très simples. Pour la scène de la discothèque, quand je me demandais ce sur quoi ils allaient danser, j'ai choisi "La Nage indienne" d'Etienne Daho.
Et le refrain qui suit le deuxième couplet dit : "Oh, serre-moi fort, si ton corps se fait plus léger / Je pourrai nous sauver" Car c'est une sorte de noyade ici. J'ai longtemps hésité entre "Serre Moi Fort" et "Serre Moins Fort", parce qu'il y a cette idée que cela fait trop mal. Que je veux moins t'aimer car c'est insoutenable.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Cannes le 15 juillet 2021