Qui ne connait pas la nurse Mary Poppins, "pratiquement parfaite en tous points" ? Porté par Julie Andrews et sorti en 1964, le film de Robert Stevenson, à l'époque le plus cher jamais produit par Disney, est un classique absolu du cinéma américain.
Placé 6e dans le classement des 25 plus grands films musicaux du cinéma américain dressé par l'American Film Institute en 2006, Mary Poppins fut couronné par cinq Oscars, et fut même cité à l'Oscar du Meilleur film. Une grande première pour le studio aux grandes oreilles.
Côté coulisses, la création du film fut houleuse, entre les difficultés liées à la création des effets spéciaux, les tensions entre Walt Disney et l'auteure P.L. Travers, la créatrice du personnage, qui n'avait nullement envie de voir son oeuvre dénaturée "par un faiseur de dessins animés". Cette relation orageuse fut d'ailleurs racontée (mais sensiblement atténuée, Disney oblige...) dans le bon film Dans l'ombre de Mary - la promesse de Walt Disney, en 2014.
En fait, la connection de l'auteure avec son histoire était telle que P.L. Travers, qui s'estima offensée par le film, refusa que quiconque touche l'histoire de Mary Poppins jusqu'en 1994. Elle exigea même dans son testament que ni les frères Sherman, compositeurs du livret musical du film, ni aucune autre personne ayant travaillé sur le film, ne puissent être impliqué sur une éventuelle mise en scène future sur les planches de son oeuvre...
Supercalifragilisticexpialidocious !
Au-delà des contentieux autour de l'auteure de l'histoire de Mary Poppins, une autre bataille acrimonieuse s'est livrée, peut-être moins connue, mais dont les enjeux financiers se sont comptés en millions de dollars. Et pas pour n'importe quoi : la bataille tourna autour du fameux "supercalifragilisticexpialidocious !" lâchée par Julie Andrews avec une facilité déconcertante lors d'une des plus mémorables chansons du film.
Dans un entretien avec un journaliste du Boston Globe en 2012, le compositeur et parolier Richard M. Sherman, alors âgé de 83 ans, s'était exprimé à ce sujet. "Tout est venu de l'époque où nous étions jeunes, dans un petit coin du nom de Camp Equinunk, en Pennsylvanie en 1937. Tout le monde inventait des mots à doubles sens complètement fous, y compris mon frère Bob et moi-même.
Avec leur doubles sens, ils s'inscrivaient dans une belle tradition américaine consistant à concocter des mots à partir de syllabes absurdes. On essayait de faire un mot plus long que "antidisestablishmentarianism", qui était alors le mot le plus long dans un dictionnaire [NDR : un mot évoquant la position politique favorable au maintien du statut officiel de l'Église anglicane comme religion d'État en Angleterre]".
Richard M. Sherman précise ensuite avoir oublié avec son frère ce mot durant près de 25 ans, jusqu'à ce que les deux travaillent sur le répertoire musical du film Mary Poppins. Pour la séquence où les enfants Banks sautent avec Mary Poppins dans un dessin fait à la craie par Bert / M. Dawes (Dick Van Dyke), les frères Sherman eurent alors l'idée de faire prononcer à Mary Poppins un mot "complètement fou". En repensant à leurs souvenirs de jeunesse, ils se remémorèrent alors leurs jeux de mots à rallonge de Camp Equinunk de 1937.
Le début des ennuis
Lorsque le film est sorti en 1964 et fit un triomphe, les ennuis commencèrent... Il se trouve qu'en 1951, une chanson intitulée "Supercalafajalistickespeealadojus", très proche donc du fameux mot prononcé dans le film, était sortie.
Les compositeurs de celle-ci, Barney Young et Gloria Parker, attaquèrent Disney en Justice, réclamant 12 millions de dollars de dommages et intérêts pour violation de copyrights. Dans leur plainte, ils précisaient qu'ils avaient même travaillé dès 1949 à leur chanson, et que Barney Young avait eu l'idée de ce mot en 1921, durant sa jeunesse.
Pour ne rien arranger, Barney Young affirma avoir envoyé sa chanson à Disney dès 1951, et que le studio lui aurait promis de l'utiliser. En vain... Gloria Parker soupçonna les frères Sherman d'avoir entendu leur chanson lors d'un concert qu'elle donnait avec son orchestre, dans un hôtel à New York.
De son côté, Richard Sherman affirma que lui et son frère n'avaient évidemment jamais entendu parler de la chanson précédente. "Dieu m'en est témoin, je n'ai jamais entendu parler de cette chanson. Jamais, jamais.Tout ce que je savais, c'est que j'avais entendu un mot similaire des années auparavant quand j'étais enfant".
Il fit valoir ce point dans une déposition effectuée pour le procès en 1965. Le bataillon d'avocats de Disney se mis en ordre de marche en alignant des experts, pour prouver non seulement que les deux chansons étaient musicalement différentes, mais aussi que le mot "super" était d'usage courant avant la chanson de 1949.
Wilfred Feinberg, le juge en charge du dossier à la Cour du District de New York, sans doute un brin agacé, écrivit dans son jugement que toutes ces variantes de langue concernant l'objet du litige seraient désormais référencées sous l'appellation générique "The Word"; notant au passage que le mot était déjà en usage dans les années 1930. Ajouté à cela les vraies différences musicales entre les deux chansons, et l'affaire semblait donc entendue. Quoique pas tout à fait; en tout cas formellement.
Peu de temps après le jugement, un bibliothécaire chez Disney mis la main sur LA preuve absolue de l'antérorité du mot "super" face à la réclamation des plaignants. Il trouva ainsi dans un journal étudiants de l'Université de Syracuse, daté du 10 mars 1931 (oui, c'est précis !), un mot écrit ainsi : "supercaliflawjalisticexpialadoshus".
Un mot d'ailleurs tellement invraisemblable que le journaliste du Boston Globe a vérifié son authenticité en allant lui-même mettre la main sur un exemplaire de ce journal dans les archives. Depuis, sa variante made in Disney, "supercalifragilisticexpialidocious" donc, est entré dans le prestigieux dictionnaire Oxford de la langue anglaise, qui fait autorité. Une victoire judiciaire et linguistique, pour la postérité.