Dans un mélange de honte et de culpabilité, à l’ombre des Pères Fondateurs de l’Indépendance et de la Constitution Américaine, dont douze d’entre eux faisaient travailler des esclaves dans leurs plantations, les Etats-Unis ont toujours bien du mal à évoquer le sujet de l’esclavage. Même s’il ne faut pas occulter le fait que de nombreux artistes ont préféré privilégier l'histoire de la Ségrégation et des Droits Civiques, traitée à de nombreuses reprises au cinéma, comme Mississippi Burning ou Malcolm X.
Pourquoi ? Parce que la fin de l’esclavage n'a pas pour autant abouti à une égalité réelle, et qu'il a fallu attendre le début des années soixante (du XXe siècle) pour que cette égalité émerge, avec en point d’orgue la grande Marche vers Washington pour le travail et la liberté emmenée par Martin Luther King en 1963, et la signature du Civil Rights Act en 1964.
Depuis Naissance d'une nation en 1915 de D.W. Griffith, qui donnait de l’histoire de l’esclavage une lecture fallacieuse et raciste et qui était destiné à alimenter une propagande en faveur de la politique ségrégationniste, trop peu de fictions hollywoodiennes ont témoigné de la réalité de l’esclavage aux Etats-Unis, même si les choses tendent à bouger très sensiblement sur le sujet.
Sur ce point, la série Racines, diffusée en 1977, eut un impact important. Si elle n’était évidemment pas exempte de défauts, à commencer par le manque de rigueur sur certains faits ou de soucis du détail (ce qui n’enlève en rien ses qualités, soit-dit en passant), elle eut de vraies vertues pédagogiques : avant sa diffusion sur le petit écran, beaucoup d'Américains ignoraient encore le passé esclavagiste du pays...
12 Years a Slave, un film salutaire et historique
Souvent présenté comme l’héritier de Spike Lee, le britannique Steve McQueen livre avec 12 Years a Slave, sorti en 2013 et diffusé ce soir sur France 5, un film salutaire et historique. Pour au moins deux raisons. La première : il s’agit du premier film hollywoodien traitant du thème de l’esclavage réalisé par un metteur en scène noir ; fut-il non américain. La seconde : McQueen offre un point de vue qui tranche radicalement avec les productions cinématographiques passées. Ici, le film épouse le point de vue de Solomon Northup, homme libre réduit à l’état d’esclave après avoir été enlevé et vendu en 1841.
Le malheureux fera un récit de son calvaire dans ses mémoires ; témoignage essentiel rédigé par l’intéressé en 1853. 101 fugitifs ont publié un ouvrage sur leur esclavage aux Etats-Unis, mais seul Solomon Northup a raconté son histoire d’homme libre, puis celle de sa captivité, et celle de sa liberté recouvrée.
Ci-dessous, la bande-annonce du film...
Pourquoi a-t-on attendu si longtemps pour voir à Hollywood un film traiter de manière aussi juste et sensible le sujet ? "En fait, le problème est que contrairement à la pléthore de films évoquant différentes atrocités historiques comme l'Holocauste, il y a peu de films sur le sujet de l'esclavage" écrivait dans un article Salamishah Tillet, professeur associée d'études anglo-africaines à l'Université de Pennsylvanie, et désormais en poste à la Rutgers University à Newark.
Et de poursuivre : "mais contrairement aux films ayant pour sujet l'Holocauste, qui permettent aux spectateurs américains de comprendre les traumas du passé et les violences de masses comme phénomènes se déroulant en dehors des Etats-Unis, les films sur l'esclavage révèlent le paradoxe qui continue de nous hanter : le mariage étrange entre le racisme et la liberté, sur lesquels le pays a été fondé".
Avant même d'avoir lu les mémoires de Solomon Northup, qui furent à son époque un vrai succès vendu à 17.000 exemplaires, Steve McQueen souhaitait déjà pouvoir réaliser un film traitant de l'esclavage et de ces Noirs livrés "illégalement" dans le Sud. Sa femme lui fit alors découvrir les mémoires de Northup.
Pour lui, ce fut la révélation : "J’ai été choqué et fasciné par cette histoire extraordinaire. Ça me rappelait presque Pinocchio ou un conte des frères Grimm – l’histoire de cet homme arraché aux siens et soumis à une longue succession d’épreuves, mais pour qui brille encore une lumière au bout du tunnel (...) Ce récit a beaucoup plus d’ampleur que tout ce que j’ai pu lire ou voir" disait-il. "Je n’arrive pas à croire que je n’aie jamais entendu parler de ce livre. Comment est-ce possible ? La plupart des gens aux États-Unis à qui je l’ai mentionné n’en ont jamais entendu parler non plus. Pour moi, ce livre – récit incroyable d’un homme plongé dans un monde d’une inhumanité absolue – est aussi essentiel à l’histoire américaine que le Journal d’Anne Franck l’est à l’histoire européenne."
Eviter les schémas simplificateurs
Avec une rigueur qui force le respect, Steve McQueen évite aussi avec son film, en filigrane, les schémas simplificateurs, où par facilité sinon simplisme, on oppose les Etats du Nord et le Sud, les Etats abolitionnistes et Etats esclavagistes, avant la Guerre de Sécession.
Or, souligne Henry Louis Gates Jr., universitaire et critique littéraire américain qui enseigne à Harvard et consultant sur le film, "il convient de ne pas exagérer la délimitation entre Nord et Sud. Certes, à l'époque de l'enlèvement de Northup, on comptait 13 Etats esclavagistes et 13 abolitionnistes en Amérique. Mais il ne faut pas oublier qu'avant la Guerre de Sécession, il y a toujours eu plus d'hommes noirs libres dans le Sud que dans le Nord, en dépit de l'esclavage".
Et d'ajouter : "s'il y avait un écart majeur entre les libertés dont pouvait jouir Solomon Northup, en tant qu'homme libre à New York, et celles dont il disposait en tant qu'esclave en Louisiane, la discrimination, au Nord, était largement répandue. Dans certains Etats, des lois anti-immigration et des dispositifs raciaux préfiguraient même une époque ségrégationniste, faisant de la liberté pour les Noirs américains un mythe jusqu'aux mouvements en faveur des Droits civiques dans les années 1950-60".
Pour moi, ce livre [...] est aussi essentiel à l’histoire américaine que le Journal d’Anne Franck l’est à l’histoire européenne. (Steve McQueen)
Si les Etats-Unis ont accueilli environ 400.000 Africains en provenance d'Europe, victimes de ce que l'on a appelé la Traite des Noirs, on estime que vers 1860 leurs descendants sont au nombre de 4 millions. "Vous savez, mes parents sont originaires des Caraïbes" disait Steve McQueen; "et il y a un mélange important de personnes aux Etats-Unis et en Europe qui ont beaucoup de choses en commun. Malcolm X, Sidney Poitier, Colin Powell...Tous portent cette histoire en eux. La question n'est pas de voir les choses en noir ou blanc, lorsqu'il s'agit de nationalité. C'est bien plus complexe que ça".
Une Histoire effectivement complexe, cruelle et terrible à la fois, qui plonge ses racines loin dans le passé des Etats-Unis et la conscience collective, mais pas seulement. Une histoire à laquelle 12 Years A Slave apporte une salutaire et brillante contribution.
Vous savez ce qu'il vous reste à faire si vous n'avez pas encore vu ce film, diffusé ce soir à 20h50 sur France 5.