Comment est venue l'idée de sortir le film Détective Conan : The Scarlet Bullet au cinéma, franchise très populaire au Japon, mais assez peu connue du grand public français ?
Amel Lacombe (fondatrice de la société de distribution Eurozoom) : Notre démarche sur Détective Conan, qui est la même que nous appliquons sur chacun des films que nous proposons, ce n’est ni une question d’opportunisme ou de "coup", c’est-à-dire qu’on ne fait pas ça dans l’optique de rapporter facilement de l’argent.
Sur l’animation, notre travail consiste à faire découvrir des réalisateurs inconnus au public. Quand nous avons sorti La Traversée du temps en France sur 50 copies, personne ne connaissait le nom de Mamoru Hosoda. Mais le fait de le faire venir en France pour assister à des avants-premières lui a permis d'obtenir peu à peu le statut d'auteur reconnu.
Pour résumer, notre démarche chez Eurozoom est de faire sortir l’animation japonaise du ghetto des projections événements. Parce que c’est comme ça que l’animation était auparavant traitée en France, à l’exception bien sûr des Ghibli.
On avait des soirées uniques comme par exemple au Grand Rex, des projections généralement organisées sur Paris, mais il s’agissait avant tout d'une volonté de rapporter de l’argent sans l’investissement nécessaire d’une sortie classique : la couverture presse, la médiatisation, l’encadrement du réalisateur, des aspects indispensables si l’on souhaite créer une cinématographie.
Nous avons toujours traité l’animation japonaise comme n’importe quelle forme de cinéma. Ils ont des réalisateurs, des producteurs, des équipes techniques donc ce sont des films comme les autres, et aucun film ne sort en projection unique au Grand Rex ou ailleurs. Non, la sortie d'un film nécessite des projections pour la presse, de mise en avant, l'achat d’espaces publicitaires…
Le premier film que nous avons sorti est Appleseed de Shinji Aramaki qui n'est pas n’importe qui quand même. A l’époque nous avons dû batailler avec les salles de cinéma pour que le film puisse sortir, UGC a été parmi les premiers à nous soutenir, et peu à peu nous avons pu mettre en place un plan de sortie correct avec 50 copies. Au final, le film a connu une carrière honnête avec environ 50 000 entrées, un total que personne n’attendait vraiment.
Même quand nous avons sorti Your Name, nous avons rencontré d’énormes difficultés. Sa projection au festival de San Sebastian était passée inaperçue, la presse était très réticente..
Pourtant le film avait battu tous les records au Japon…
Oui mais cela ne suffit, la preuve avec Détective Conan ! La licence est un vrai carton au Japon mais pas en France… Les gens partent d’évidences, mais final Les Enfants du temps le second film de Makoto Shinkai aurait dû faire beaucoup plus d’entrées que Your Name en raison de sa notoriété auprès du public, mais cela n’a pas été le cas !
Un film a-t-il permis de passer un cap dans la réception des films d’animation japonais en France ?
Comme notre approche de l’animation japonaise n’est pas dans l’opportunisme, mais à l’inverse dans la découverte de talents et dans l'accompagnement des réalisateurs et des studios, nous ne ressentons pas le besoin de "passer un cap".
Comme chez tous les distributeurs, il y a des films plus forts que d’autres, certains sont plus faciles à vendre au grand public, mais même quand lorsque l'on sort un film sur à peine quelques salles, il y a un travail pour faire connaître le réalisateur, afin de pouvoir prolonger notre collaboration sur son film suivant.
Je pense que l’animation japonaise mérite mieux que des gens qui s’y mettent par simple opportunisme.
On ne pourra pas nous enlever notre travail de fond. Et même pour les cas de Détective Conan, Lupin III The First et Doraemon, tous dérivés de grosses franchises qui produisent des films à peu près tous les ans pour des résultats plus ou moins bons, ce sont pour moi des oeuvres qui méritent d’être connues du marché français.
Ce sont des franchises de bonne qualité, avec un univers intéressant et une bonne animation, mais pourtant jamais personne n’est parvenu à les importer en France. Pour Doraemon, c’est à cause du studio japonais Toho qui n’a jamais voulu faire baisser ses prix car en raison du carton de la franchise au Japon. Ils estiment qu’il faut acheter les droits en fonction de la popularité locale de la franchise alors que notre revenu ne dépend pas des entrées japonaises, mais de celles des cinémas en France !
En revanche je suis très contente d’avoir entamé avec collaboration avec le studio TMS pour Lupin et Conan, qui dispose d’un bureau français avec qui nous nous entendons très bien. Ce sont des gens qui ont parfaitement compris que la notoriété de ces licences au Japon ne justifient pas d’avoir une ambition similaire en France pour leur toute première sortie au cinéma !
Comment expliquer le mépris des institutions françaises envers les productions japonaises, que l’on pourrait d'ailleurs étendre à toute la culture manga ?
C’est débile. Depuis que je sors des anime j’ai toujours dit aux pouvoirs publics et au CNC que ces films sont pour moi un vecteur extraordinaire pour faire revenir le jeune public vers le cinéma indépendant. Depuis quelques années, la plupart des jeunes ne vont au cinéma que pour y voir les énormes blockbusters style Marvel, ou pour aller voir les grands succès familiaux lors des sorties scolaires.
Mais la pratique cinématographique se perd peu à peu, et tend même à disparaître complètement. Une fois par an, ils vont voir le gros Marvel ou le Star Wars, et le reste du temps ils ne vont plus au cinéma. C’est donc pour cette raison que je vois la sortie en salles de films d’animation japonaise comme quelque chose d’hyper positif !
Quelques années après la sortie de nos premiers film, des sujets ont commencé à voir le jour dans les JT de TF1 et France 2, et de nombreux ados sont venus me voir pour me remercier car grâce aux films que nous proposons, leurs parents ont enfin du respect pour les mangas qu’ils lisent, les anime qu’ils regardent etc...
Le cinéma donne donc ses lettres de noblesses à tout cette culture qu’un tas de gens méprisent, et on constate par ailleurs que cela a permis de faire revenir une partie des jeunes dans les salles. Aujourd’hui toutes les institutions lancent des pistes de réflexion pour essayer de faire revenir les jeunes au cinéma, et c’est assez ironique, car c’est un sujet que nous évoquons depuis plus de quinze ans, sans jamais avoir été entendus !
Sorti dans les salles ce mercredi, le film Josée, le tigre et les poissons a été présenté en ouverture du festival d'Annecy :