Présenté au Festival de Deauville en 2020, Shiva Baby est désormais disponible en exclusivité sur la plateforme MUBI. Ce premier long-métrage d’Emma Seligman raconte une journée spéciale pour Danielle qui se retrouve coincée avec ses parents et Max, un homme marié avec qui elle entretient des relations sexuelles tarifées, à une Shiva, un rituel juif qui honore la mort d’un proche.
Cette journée prend une tournure particulière lorsque la femme de Max et leur bébé font leur apparition et compromettent les secrets de Danielle, qui va être obligée de changer de comportement. AlloCiné a rencontré la cinéaste Emma Seligman pour discuter de cette réalisation personnelle, ses inspirations et ses futurs projets.
AlloCiné : Shiva Baby est à l’origine un court-métrage que vous avez présenté pour votre thèse à l’université NYU et qui a été présenté au festival du film South by Southwest en 2018. Qu’est-ce qui vous a décidé à en faire un long-métrage ? Est-ce que le processus a été difficile ?
Emma Seligman : Je tenais vraiment à réaliser mon premier long en étant capable de raconter quelque chose de personnel. Ce qui a été le plus difficile était d’étirer l’histoire tout en la maintenant dans ce cadre limité du huis clos. J’ai retravaillé plusieurs fois le scénario pour ne pas ennuyer ou surcharger le public.
Je ne voulais pas non plus virer dans le burlesque mais plutôt garder un cadre assez naturaliste. Et puis en tant que jeune réalisatrice, c’était un challenge au niveau de la mise en scène mais aussi de travailler avec des acteurs qui m’intimidaient. Mais au final, ça s’est très bien passé.
Comment avez-vous eu l’idée de Shiva Baby ?
Je voulais faire quelque chose que je pourrais écrire facilement d'une certaine manière parce que j'ai toujours voulu faire quelque chose qui se passait au sein de ma communauté. J'ai l'impression d'avoir pris des notes sur mes proches pendant des années et d'avoir chopé quelques commentaires ici et là qui pourraient être de bonnes répliques pour un film.
Et puis il y avait beaucoup de sugar babies à NYU, beaucoup de mes amis l'ont été et j'ai moi-même essayé. Nous étions dans une phase d'insécurité sexuelle et ça m'a donné envie de faire un film sur une jeune femme en prise avec son estime de soi. Avec le long-métrage, j'ai pu injecter plus de sens et plus d'éléments à la mise en scène et à la musique du film.
Pour des raisons pratiques et émotionnelles, je voulais que n'importe qui puisse la comprendre. Je voulais pointer du doigt le fait qu'être une femme c'est parfois comme un film d'horreur.
L'histoire de Danielle, une sugar baby juive et bisexuelle, est très précise et unique. Et pourtant, vous y injectez des thèmes tellement universels qu'il est très facile de s'identifier à elle et à son histoire.
Je pense que j'ai juste essayé d'écrire d'un point de vue aussi personnel que possible pour qu'on comprenne ce que Danielle traversait entre sa liberté sexuelle, les différentes pressions qu'elle ressent, ses angoisses, etc. Pour des raisons pratiques et émotionnelles, je voulais que n'importe qui puisse la comprendre. Je voulais pointer du doigt le fait qu'être une femme c'est parfois comme un film d'horreur.
J'ai travaillé avec des personnes juives et non juives et des personnes queer et cis afin d'avoir des avis divergents et de m'assurer que tout ce que je faisais était compréhensible. J'ai montré des brouillons de scripts à plusieurs personnes et je n'ai jamais eu de retour désobligeant ou de remarques quelconques sur une potentielle incompréhension de mon histoire.
Pour faire ce film, j'ai été encouragée par un bon nombre de films et de séries dans la même veine qui sont sortis récemment, comme L'Adieu ou la série Ramy, qui partent d'un cas et d'une culture spécifiques pour en sortir un discours universel.
Rachel Sennott est éblouissante dans le film. C’était important pour vous qu’elle soit aussi dans le long-métrage après avoir joué dans le court ?
Absolument. Le film ne pouvait pas se faire sans elle. Elle s'est tellement investie à partir du moment où je lui ai dit que je voulais faire de mon court-métrage un long. Elle m'a aidée à trouver des financements. Elle m'a mis une bonne pression pour le faire. Je stressais parce que j'avais peur de décevoir les gens si le film ne se faisait pas alors que des fonds étaient levés et que des acteurs rejoignaient le casting.
Rachel m'a encouragée jusqu'au bout. Certains producteurs voulaient nous offrir plus d'argent si une actrice plus connue reprenait son rôle mais on a toujours refusé tellement elle avait réussi à se l'approprier. Rachel est très ambitieuse, elle n'a pas peur et a déjà de grands objectifs de carrière. Elle m'a poussée à être ambitieuse parce qu'elle était prête à être la star de mon film.
La tension très présente dans ce huis clos, grâce à la musique notamment, tend parfois à faire pencher le film vers le thriller psychologique voire le film horrifique...
Oui, je voulais que le public soit investi face à l'anxiété de Danielle donc j'ai regardé beaucoup de huis clos et des thrillers psychologiques situés sur un ou deux jours comme Krisha ou Une femme sous influence mais aussi des drames familiaux comme Rachel se marie ou Un été à Osage County.
Je me suis dit que j'allais amplifier la tension à chaque étape de production, comme la cinématographie et la conception. Et puis la musique ajoutée au montage a fait le reste et cela ressemblait à un film d'horreur. Je voulais m'assurer que le résultat ne serait pas ennuyeux et notre compositrice Ariel Marx a fait un superbe travail.
Cela n’empêche pas la comédie de prendre le pas dans certaines séquences. Est-ce que ce tournage en huis clos était très calibré ou est-ce qu’il y avait de la place pour l’improvisation ?
Rachel [Sennott] et Molly [Gordon] sont sorties un peu du texte pendant le tournage mais toujours avec beaucoup de cohérence. Je les ai laissées s’amuser parce qu’elles étaient les deux plus jeunes dans une structure assez traditionnelle et je voulais qu’elles créent une dynamique naturelle.
Polly Draper, qui joue la maman, a beaucoup improvisé de son côté et c’était parfois difficile de s’adapter. Mais au final, ça nous a quelquefois sauvé au montage sur certaines scènes plus abstraites. Il n’y avait pas forcément de place pour l’improvisation à l’origine mais il y en a eu fatalement.
Quels sont vos modèles et sources d’inspiration dans votre travail cinématographique ?
Quand j'étais jeune, je voyais beaucoup de films canadiens et franco-canadiens. Je suis fan des longs-métrages de Xavier Dolan qui fait des films très dérangeants sur la dynamique familiale, la sexualité et les histoires de passage à l'âge adulte. À un niveau plus large, j'aime beaucoup les frères Coen et Martin Scorsese.
J'aimerais pouvoir réaliser des films de tout genre, des westerns, des drames, des comédies et avoir une forte liberté créative. Je suis inspirée aussi par la force du travail de réalisatrices féministes et engagées comme Joey Soloway (I Love Dick, Transparent) et de Desiree Akhavan (Come As You Are).
Avez-vous déjà d’autres projets en cours ? Allez-vous continuer à explorer des chroniques de femmes et de leurs sexualités ?
Absolument. J'attends de voir l'accueil du film mais avec Rachel Sennott, on a déjà parlé d'un autre film qu'on coécrit. C'est une comédie sur un groupe de filles queer un peu nerd qui vont créer un club de combat clandestin dans leur lycée pour gagner un concours contre les pom-pom girls. C'est vraiment une teen comédie amusante.
En parallèle, je développe également un pilote pour la télévision sur une sugar baby juive qui n'est pas une adaptation de mon long-métrage mais plus une inspiration de mon expérience à l'université, moins sur mon expérience familiale.