C'est une œuvre sacrée en Allemagne et gare à celui ou celle qui voudrait la dénaturer. Depuis sa publication, en 1978, Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée... est l'un des témoignages les plus lus et commentés du monde entier. Au début des années quatre-vingt, le livre écrit par les journalistes Kai Hermann et Horst Rieck devient même un film, qui compte de nombreux fans. Avec la série, simplement intitulée Moi, Christiane F., le cinéaste et cocréateur Philipp Kadelbach s'attaque, en tout état de cause, à un monument. Une nouvelle adaptation donc, qui ne l'a pas empêché de proposer quelque chose de différent. AlloCiné a pu rencontrer le réalisateur pour lui poser quelques questions.
AlloCiné : Le destin de Christiane Felscherinow a marqué de nombreux adolescents. Quel est votre premier souvenir du livre ou du film ?
Philipp Kadelbach : Pour être très honnête avec vous, j’ai d’abord vu le film, que je n’ai pas aimé. J’étais très jeune et plutôt méprisant à l'égard du cinéma allemand. Lorsque l’on m’a proposé le script de la série, j’ai lu le livre et j’ai été stupéfait. Puis j’ai revu le long métrage, que j’ai finalement trouvé brillant. Je me suis dit : "Je ne ferai pas cette série." Il y a un tel statut culte autour de cette histoire que le public est très protecteur. Je savais que beaucoup de personnes verraient d’un mauvais œil une autre adaptation. Mais il faut se poser la bonne question : "Cela vaut-il la peine de le refaire aujourd’hui ?" Je pense que oui. J’ai relu le script et j’ai aimé l’approche différente, alors je me suis lancé.
Avez-vous rencontré des personnes concernées par les addictions avant et pendant le tournage ?
Oui, énormément de monde. Des personnes qui s’en sont sorties, mais aussi d’autres qui consomment encore à l’heure actuelle. Ils étaient présents sur le plateau pour parler avec les jeunes acteurs et les guider. Il y avait une vraie préparation.
Qu’en est-il de la véritable Christiane Felscherinow ?
Malheureusement, nous n’avons pas pu la rencontrer. Elle a donné son accord pour la série, mais je pense qu’elle veut prendre des distances avec cette période de sa vie. Nous avons eu accès aux bandes audio de ses interviews avec les deux journalistes du magazine Stern. Ces nombreux entretiens ont donné naissance au livre original et il y a beaucoup d’histoires qui ne figurent pas dans l’ouvrage et dans le film. Nous avons donc pu les utiliser pour étoffer les personnages secondaires.
Les héros sont beaucoup plus âgés que dans le livre. Pourquoi ce choix ? Comment s’est passée l’étape du casting ?
C’était très long. Nous avons rencontré des adolescents, âgés de 12 à 19 ans, pendant six mois. Avec les plus jeunes, cela ne fonctionnait pas à la caméra. C’était possible à l’époque, mais aujourd’hui, cela pose un vrai problème. Alors nous avons casté des talents plus matures sans leur attribuer des rôles spécifiques. Nous avons travaillé avec eux, et on se disait : "Elle, elle ferait une superbe Stella !", "Lui, un excellent Axel !" etc. Nous voulions créer une vraie dynamique de groupe.
Jana McKinnon, qui incarne Christiane, est brillante dans la série. Qu’est-ce qui vous a plu chez elle ?
Elle était la dernière à rejoindre la troupe. J’ai auditionné plus de mille adolescentes dans les plus grosses villes d’Allemagne. À force de chercher encore et encore, vous savez quand vous avez trouvé la perle rare. Elle se démarque très vite des autres. Jana McKinnon a quelque chose de très empathique et innocent, mais aussi un côté dur, froid, presque arrogant. C’était parfait pour le rôle. Il faut que les téléspectateurs soient indécis et ne sachent pas s’ils doivent l’apprécier ou non.
Refaire le même film qu'à l’époque mais l’étirer sur huit heures n’aurait eu aucun sens.
La série se permet de nombreuses libertés. Il y a, par exemple, des anachronismes, comme de la musique pop moderne alors que l’action se situe dans le Berlin-Ouest des années soixante-dix. Pourquoi ce parti pris artistique ?
Tout d'abord, il était important de rendre cette série accessible au public d’aujourd’hui. Et nous savons tous que la drogue est un problème toujours d’actualité, notamment chez les jeunes. Nous ne voulions pas nous cacher derrière une période historique et révolue comme les années soixante-dix alors que c’est un sujet, hélas, intemporel. Nous avons donc décidé de mélanger des anciennes chansons à des plus récentes pour mieux bouleverser les repères temporels. Bien sûr, on s’est demandé si les téléspectateurs n’allaient pas désapprouver ces choix, mais il faut savoir prendre des risques et expérimenter quelque chose de nouveau. Refaire le même film qu'à l’époque mais l’étirer sur huit heures n’aurait eu aucun sens.
Là où le film est très sombre et glauque, votre série est plus lumineuse…
Recréer un univers aussi poisseux que dans l’original aurait été poussif et trop cliché. Nous n'avions pas besoin de grossir le trait à ce point. La nouvelle génération est plus au fait des problèmes liés à l'addiction. En tout cas, plus qu'à l'époque. Si le monde de la drogue était aussi repoussant, personne n’en prendrait. Ce n’est pas aussi facile. Il fallait donc partir vers une autre direction. Au début, tout semble beau, glamour et attirant. Cela résume l’état d’esprit des personnages.
Puis les choses changent subtilement, petit à petit, à travers les couleurs par exemple. Nous avons également modifié l'objectif de la caméra. Il était important pour nous de ne pas faire une série moralisatrice. Nous ne voulions pas être les adultes qui pointent du doigt les jeunes, ni rendre l'addiction chic et élégante. Au contraire. Lorsque vous poursuivez la série, il est évident qu'il s'agit d’une descente aux enfers et des conséquences de la drogue.
Propos recueillis par Thomas Desroches, le 12 avril 2021.