Sélectionné à la Semaine de la Critique 2020 et récompensé aux festivals de Sitges et de Gérardmer, La Nuée sort enfin au cinéma ce 16 juin, après avoir vu sa date de sortie initiale reportée en raison de la fermeture des salles. Premier long-métrage de Just Philippot, ce film à la croisée des genres suit une mère célibataire à la tête d’un élevage de sauterelles comestibles. Prête à tout pour sauver sa ferme de la faillite, elle finit par développer un lien obsessionnel avec ses insectes.
AlloCiné : La Nuée est né d’un appel à projet du CNC. Pouvez-vous nous détailler la genèse du film ?
Just Philippot : Il s’agit d’une initiative un peu nouvelle dans le cinéma français, née sous l’impulsion de Thierry Lounas de chez Capricci, qui a créé des résidences depuis maintenant 4 ans je crois, appelées Résidences SoFilm, avec l’envie de renouveler le processus de fabrication des films et notamment des films de genre.
Mais pas que. Thierry sentait qu'il y avait un courant à prendre sur une manière différente de raconter des histoires. C’est ce pas de côté qui l'intéressait. Ces résidences ont pour but de faire émerger des idées en mettant en relation des scénaristes, des réalisateurs, des compositeurs, des superviseurs VFX, ... Il s’agit de penser à la fabrication d'un film autrement que comme un auteur qui devrait porter à lui seul un projet pendant de nombreuses années.
J'ai participé à la toute première résidence avec un court-métrage, Acide, qui a très bien marché et a beaucoup plu à Thierry. Quand il a été question d'un long-métrage sur le film de genre, il a vu l'idée de Franck Victor et Jérôme Genevray, les deux scénaristes de La Nuée, et il s'est dit qu'il y avait là une rencontre à créer entre ce scénario et mon univers. En effet, l'osmose s’est faite naturellement.
J'ai donc répondu à cet appel à projet de films de genre du CNC, sans avoir écrit le scénario et je me suis retrouvé face à une commission qui a aimé cette synthèse entre le scénario et l'univers aperçu dans mes courts. A partir de là tout s'est enchaîné.
En France, il y a une certaine tradition de « l’auteur » qui veut que le réalisateur soit aussi le scénariste, encore plus quand il s’agit d’un premier long-métrage. N’y avait-il pas de frustration, chez vous, comme chez Franck Victor et Jérôme Genevray, de ne pas avoir la paternité totale du projet ?
La proposition était claire : les scénaristes étaient les scénaristes et le réalisateur était le réalisateur. Franck et Jérôme savaient où ils allaient. Thierry leur a proposé de quitter la résidence s'ils n'avaient pas envie d'aller au bout de ce processus. Quand on m'a proposé ce projet, c'était difficile de refuser.
Je ne voulais pas tomber dans une posture de « ne m'intéressent que les histoires que je raconte...». Je ne suis pas dans cette logique et puis j'ai aussi besoin de travailler... Il ne faut pas se voiler la face, il y a une raison économique. Artistiquement j'étais très heureux de rencontrer Franck et Jérôme et curieux de voir comment je pouvais interagir avec tout ça. Tout ça s'est passé de façon très simple.
Je n'ai pas de regrets et j'ai deux producteurs qui protégeaient mon rapport à la fabrication. On ne m'a pas demandé de me taire et d'exécuter un scénario. On m'a demandé une expertise et un discours, d'insuffler du désir, d'avoir un regard singulier, d'emmener le scénario un peu plus loin et pas seulement d'en faire un produit qui correspondrait à des cases. Il fallait une prise de risque qu'on me demandait d'assumer.
Cette prise de risques, c'est aussi prendre une étiquette sur le dos, « spécialiste des sauterelles mutantes et qui ne sait faire que ça », qui dans le cinéma français peut devenir très dangereuse. J'ai aussi fait ce film en me disant que c'était peut-être le dernier et en assumant toutes les erreurs et la pression que j'avais sur les épaules.
On est très heureux aujourd'hui car pour eux c'est leur scénario mais c'est un film de Just Philippot. Ça m'a fait très plaisir de l'entendre de leurs bouches car j'ai pris des libertés avec leur scénario d'origine, ne serait-ce que pour des besoins de production, qui eux-mêmes offrent des possibilités multiples auxquelles il est difficile de résister.
La Nuée est aussi bien un film social, sur la précarité du monde agricole, qu’un long-métrage fantastique, avec ses sauterelles monstrueuses. Comment êtes-vous parvenu à trouver un équilibre entre ces différentes tonalités ?
J’y suis allé de façon intuitive, sans suivre les règles de base à respecter. En amont, j'avais fait d'autres films. La précarité, qu'elle soit émotionnelle ou financière, me touche et je voulais absolument traiter ce sujet. Je veux être le plus cohérent et le plus proche possible d'une réalité. Je ne veux pas d'un cinéma hors sol, déconnecté.
Je me suis d'abord appliqué à parler le mieux possible de cette femme, de cet univers, de retranscrire ce que peuvent représenter 50, 200, 300€ sur un budget pour une famille qui ne vit pas des fins de mois très faciles... Des sommes qui pour certains sont dérisoires mais qui sont pour moi très importantes.
Quand on se pose ces questions et qu’on trouve le traitement adéquat, on jongle avec des éléments du réel à l'intérieur desquels on installe le fantastique par petites doses. Et on est aidé par le scénario d'origine, les choses se mettent en place et se structurent. Il m'a vraiment fallu maîtriser le côté social pour que ça devienne le sujet du film et non juste une toile de fond.
Ça se joue sur peu de choses : comment cette femme travaille-t-elle ? Comment cette femme, intelligente, en vient-elle à crouler sous le travail ? Quel temps déploie-t-elle pour sa production ? Il faut absolument parler de ces éléments de manière assez simple, comme évoquer le repas du soir au détour d’une réplique : « qu'est-ce qu'on mange ce soir ? Des pâtes encore une fois ». L'air de rien, installer des trucs.
Gérardmer 2021 - La Nuée : c'est quoi ce film français avec des sauterelles mutantes ?On raconte souvent que le tournage avec des animaux est un enfer. Comment s’est déroulé celui de La Nuée ?
Je déçois tout le monde à chaque fois quand je parle du tournage mais non, c'était très simple. J'avais un animalier qui gérait les insectes et nous a permis de ne pas perdre de temps. Ces sauterelles (en réalité des criquets migrateurs) étaient disposées sur le plateau puis ramenées « dans leur loge » le soir. On a fait attention à elles, elles étaient très protégées. Et au final ce n'étaient pas des araignées ou des serpents, on pouvait les manipuler donc c'était assez pratique.
Quant au traitement numérique, il est arrivé surtout à la fin. C'était délicat mais il a été exercé sur des machines par des collaborateurs qui ont exécuté mes idées avec brio. Ils ont interagi avec ce que je proposais ainsi que le budget. On a trouvé un langage commun pour arriver à une nuée quasi-réaliste bien que ça n'existe pas du tout en réalité, une telle nuée qui attaque une proie. L'équilibre devait se faire entre les vraies sauterelles et le numérique.
Sur le plateau, elles étaient 4000-5000 mais c'était assez facile. Je déçois en disant ça. (rires)
Quelles références aviez-vous en tête ? On pense aussi bien à Petit Paysan qu’à Phase IV de Saul Bass.
Phase IV était une référence pour les scénaristes. Quant à moi, je vais être honnête et encore une fois décevoir mais je n'ai pas vu Phase IV. Il y a d’ailleurs d'autres classiques du cinéma de genre qui, aux yeux de certains, ont servi de référence pour La Nuée mais que je n'ai pas vus non plus.
Il y a un grand écart entre Petit Paysan et Alien. Et au milieu, il y a Profils paysans de Depardon, Anaïs s'en va-t-en guerre qui est un documentaire formidable, Take Shelter, Melancholia, District 9... J'ai l'impression qu'il y a du documentaire sur l'agriculture, puis du cinéma fantastico-réaliste à la Jeff Nichols et enfin du cinéma hollywoodien dans le traitement des effets. Je me suis aussi nourri de ces films à message, comme La Mouche qui parle d'organique, de destruction des corps et de mutation. Il y a aussi Hitchcock...
Mais ce sont des références qu'on n'a pas revues car je les trouvais très inhibantes. Il ne fallait pas se bloquer en se disant qu'on ne pourrait jamais refaire la même chose. On est parti sur des choses beaucoup plus réalistes. Le documentaire a été notre source de travail.
Comment percevez-vous la place du cinéma de genre en France ?
Je ne pourrais pas parler de cinéma de genre car je ne suis pas du tout spécialiste. Le regret que j'ai, c'est qu'il y a souvent un cinéma de fans pour les fans je dirais, qui se limite à un pré-carré élitiste. Je lisais Pascal Laugier dans Les Inrocks qui parlait de punks qui aimeraient être acceptés dans les institutions. Donc il y a un rapport un peu contradictoire.
Si j'ai un conseil à donner aux jeunes cinéastes qui aimeraient se lancer dans le genre, c'est de ne jamais oublier l'histoire qu'ils racontent. Et de ne pas tomber dans une histoire qui ne sert que de prétexte à des effets. Les effets sont au service de l'histoire et non l'inverse. Faites ce pas de côté et vous emmènerez les spectateurs beaucoup plus loin.
Et si vous aimez le cinéma de genre, faites du documentaire, peut-être que vous serez meilleurs que les documentaristes. Et inversement, les documentaristes seront peut-être meilleurs dans le genre. Dépassez les clichés, prenez des risques car c'est comme ça que quelque chose de nouveau se produit.
Quels sont vos projets ?
Je suis toujours dans le cinéma de genre même si je ne sais toujours pas trop ce que ça veut dire. Je développe un nouveau long-métrage et une série France Culture sur la vallée de l'Arve.
J'ai un projet sur une épopée d'orphelins qui va composer une fratrie. La Nuée a eu un impact tellement fort que j'ai décidé d'y installer un motif fantastique. J'étais dans un cinéma très auteur, un peu dur, et ce pas de côté me permet d'ouvrir l'histoire vers autre chose. Le genre, c'est aussi une générosité car il y a des effets, qui nous emmènent dans une histoire comme on les aime.
Propos recueillis à Paris le 28 octobre 2020. Merci à Molka Mhéni et Zvi David Fajol.