Lancée au cœur des années 90, l'adaptation sur grand écran de la série Mission Impossible a d'abord été pensée comme un gigantesque terrain de jeu par Tom Cruise : à l'instar de la saga Alien, chaque épisode serait confié à un réalisateur différent, qui aurait ainsi la possibilité d'y apposer sa patte. Avant que John Woo et son lyrisme ne prennent le relais, c'est Brian De Palma qui a ouvert le bal avec un exercice de style brillant et retors mêlant suspense, manipulation et faux-semblants à une réflexion métatextuelle sur le pouvoir de l'image dans laquelle le héros devient littéralement le metteur en scène de l'histoire.
Le tout sans oublier quelques séquences d'action à couper le souffle, qui deviendront l'une des marques de fabrique de la franchise au cinéma : la destruction des aquariums géants d'un restaurant, l'infiltration du QG de la CIA sans toucher le sol ni faire le moindre bruit (dans l'idée du moins) ou encore ce final à grande vitesse dans le tunnel sous la Manche reliant la France et la Grande-Bretagne, à l'issue duquel Tom Cruise est propulsé d'un hélicoptère à un train par le souffle d'une explosion (à 4'53 dans la vidéo ci-dessous), avec une trajectoire brossée que l'on ne pensait voir que sur des terrains de tennis ou de football.
Présente dès les bandes-annonces du film sorti le 22 mai 1996 aux États-Unis et le 23 octobre en France, l'image en devient vite indissociable. Ce qui ne manque pas d'ironie quand on sait que Tom Cruise n'était pas très emballé par l'idée sur le papier, craignant qu'elle ne fasse basculer le thriller sur un versant moins réaliste que ce qu'il recherchait. L'acteur s'est heureusement ravisé au cours d'un tournage que l'on dit avoir été aussi mouvementé que l'intrigue : la rumeur parle en effet de prises de vues entamées alors que le scénario n'était pas entièrement terminé, et de tensions fréquentes, sur le plateau, entre Brian De Palma et sa star, qui faisait ici ses débuts de producteur. Mais à l'arrivée, tout est bien qui finit bien, pour le long métrage comme son climax, dans lequel ILM a joué un grand rôle.
IL ÉTAIT UNE FOIS EN NUMÉRIQUE
Crée en 1975 par George Lucas, la société d'effets spéciaux Industrial Light and Magic compte alors quelques franches réussites à son actif (dont E.T., les Star Wars et Retour vers le futur) qui ont fait d'elle une référence et une pionnière en la matière. Lorsque Mission Impossible voit le jour, les images de synthèse sont de plus en plus prisées par les producteurs et metteurs en scène, et les succès de la firme (Jurassic Park, The Mask, Casper, Jumanji…) compensent les ratés que l'on peut voir ailleurs. Le bébé de Tom Cruise et Brian De Palma est supervisé par John Knoll, qui a notamment travaillé sur Abyss (et sera plus tard crédité comme auteur de l'histoire de Rogue One) et décide, pour faire pencher la balance du bon côté, de concevoir la séquence finale en mélangeant trucages numériques, maquettes à l'ancienne et prises de vues réelles.
Inspirés par des courses-poursuites des Aventuriers de l'Arche perdue et Terminator 2, et leur façon d'agencer les éléments visuels et techniques, Brian De Palma et John Knoll conçoivent la séquence sur deux continents : d'un côté, le réalisateur dirige Tom Cruise, Jon Voight et Jean Reno sur le toit de deux TGV et sur un hélicoptère devant des fonds bleus dans les studios de Pinewood, en Angleterre ; et de l'autre, le superviseur des effets spéciaux et son équipe créent la grande majorité des trucages à intégrer dans l'image sur le parking d'ILM, à San Rafael (Californie). Soient, entre autres, un environnement construit à l'échelle 1/8, un train et un hélicoptère (bourré d'explosifs) miniatures, auxquels seront ensuite ajoutés des effets numériques pour donner vie au désormais célèbre passage sous le tunnel. Pour l'occasion, une nouvelle technique est même développée pour simuler un décor qui défile à plus de 320 km/h aux côtés des personnages.
Un cocktail explosif qui a toutefois demandé une préparation minutieuse et connu quelques complications. Pour satisfaire aux exigences du réalisateur, désireux de déterminer à l'avance chaque angle de caméra possible afin de supprimer toute improvisation sur le plateau, John Knoll va au-delà du simple storyboard et présente à Brian De Palma une prévisualisation, en 3D et images de synthèse, des éléments clés de la séquence. Une manière de travailler qu'il avait développée pendant la pré-production de Star Trek Générations et qui lui permet de s'assurer, avant qu'il ne soit trop tard, que le rendu d'un plan sera conforme à ce qui avait été imaginé. Si le temps et l'argent gagnés en procédant de la sorte sont considérables, cela ne rend pas le tournage plus facile. Bien au contraire.
A l'occasion d'une interview réalisée en février dernier dans le cadre du podcast Light the Fuse, entièrement consacré à Mission Impossible, John Knoll est revenu sur la naissance de cette séquence si particulière, à laquelle Tom Cruise a tenu à participer très en amont afin, notamment, d'être sûr que le public n'ait pas le moindre doute quant à l'identité de celui qui effectue la cascade à l'écran. Cela deviendra aussi sa marque de fabrique par la suite (et pas seulement au sein de la franchise), mais implique, au cœur des années 90, de ne pas se servir des effets spéciaux numériques pour modifier son corps. Ou que le mélange de prises de vues réelles et d'images de synthèse ne lui donne pas l'air idiot et sonne faux, alors que les événements du climax deviennent de plus en plus fous : "Même si les spectateurs ne peuvent pas vous dire ce qui ne va pas avec l'aspect technique d'un plan, ils voient que quelque chose ne colle pas lorsque la physique n'est pas respectée", explique le superviseur.
"Ils ne pourront peut-être pas dire 'C'est parce que cet objet ne suit pas une trajectoire balistique', mais ils sentiront que quelque chose ne va pas. Je pense qu'il est donc important que nous fassions nos devoirs pour tenter de mettre autant de rigueur scientifique que nécessaire dans notre travail. Nous faisons évidemment beaucoup de choses fantastiques qui sont théoriquement impossibles, mais j'essaye toujours de me demander, si une chose existait et qu'il y avait un mécanisme derrière, à quoi ce dernier ressemblerait. Et c'est notamment ce qui guide mon métier." Mais Brian De Palma ne l'entendait pas vraiment de cette oreille : "Je me rappelle d'un moment où nous mettions Ethan en grand danger (…) lorsqu'il est suspendu sur le côté du train, qu'un autre arrive en face et qu'il est sur le point d'être écrasé."
Je n'ai pas réalisé que j'assistais à la naissance de l'histoire d'amour entre Tom et les cascades dans ces films.
"Brian voulait que Tom soit accroché sur le côté et se penche complètement à l'horizontale, alors que la traînée et le vent l'auraient tiré de l'autre côté [en temps normal]. J'ai donc tenté de lui expliquer cela : 'Je pense qu'il devrait plutôt être à l'angle, car si l'on prend en compte le vecteur mathématique ici, la gravité le tire dans ce sens, et la résistance de l'air dans celui-ci. Tu ne pourrais pas être à l'horizontale.' Mais Brian n'avait pas beaucoup de patience pour ce genre de chose : 'Nous faisons un film. Pas un cours de physique. Achète-toi une vie.'" Tom Cruise, de son côté, est un peu plus à cheval sur la plausiblité de la séquence, à tel point qu'il fait la cour à TGV afin de pouvoir utiliser l'un de leurs vrais véhicules. Et si quelques-unes des prises de vues en extérieur ont lieu en Écosse, la grande majorité du tournage se fait en studio. Avec des câbles et un aérogénérateur capable de souffler des bourrasques allant jusqu'à 225 km/h.
Une machine qui, en plus d'ébouriffer les cheveux de l'acteur et déformer son visage, permet de reproduire la sensation et les difficultés à se mouvoir sur le toit d'un train lancé à pleine vitesse, mais n'est pas sans danger, la moindre particule propulsée par les hélices pouvant alors devenir aussi mortelle qu'une balle de pistolet. Grâce notamment à un imposant système de filtres, l'accident tant redouté ne s'est pas produit, ce qui a permis à la star de donner le meilleur d'elle-même sur le plan physique, comme le raconte l'une des personnes ayant travaillé sur les effets spéciaux : "Tom Cruise était accroché à des câbles grâce à un harnais", explique Stu Mashwitz au podcast Light the Fuse. "Et il y avait ce plan fou où il effectue une pirouette pour atterrir sur le ventre [à 0'59 dans l'extrait, ndlr], le regard tourné vers l'autre direction du train, alors que la caméra s'approchait de lui pour bien montrer de qui il s'agissait. C'est bien sûr du travail à l'aide de câbles, qui a été planifié à l'avance."
TRAIN DE VIE
"Mais l'autre chose à retenir, c'est que Tom Cruise fait cette cabriole et retombe sur le ventre sur le plateau. Et après chaque prise, l'équipe de cascadeurs décrochait tous ses câbles, puis il descendait du train pour se diriger vers le moniteur et revoir les images avec tout le monde : John [Knoll], Brian [De Palma] et tous les autres. Il les étudiait et nous disait 'Ok, je peux faire mieux. Je peux faire en sorte que cela rende mieux.' Et il remontait sur le train, sans même demander à qui que ce soit s'ils pensaient avoir le plan qu'ils voulaient. John raconte même qu'il se tenait près de Tom Cruise, qui avait des fentes dans sa chemise pour laisser passer les câbles à accrocher à son harnais, et qu'en le regardant il s'est aperçu qu'il saignait. Il avait des coupures, des éraflures, il saignait. Mais il disait 'Allez les gars, on recommence.' Et je n'ai pas réalisé à l'époque que j'assistais à la naissance de l'histoire d'amour entre Tom et les cascades dans ces films."
De l'escalade d'une falaise à mains nues à sa chute libre face caméra, en passant par son ascension de la plus haute tour du monde, son décollage d'avion vécu de l'extérieur de l'appareil ou sa longue séance d'apnée, la star n'a depuis cessé de faire de chaque épisode un événement à travers sa manière de repousser ses limites. Mais tout a vraiment débuté il y a 25 ans, avec cette séquence combinant plusieurs techniques et dans laquelle il donnait déjà de sa personne. Sans aller jusqu'à sauter d'un hélicoptère avant son explosion bien sûr, car cet effet pyrotechnique a été réalisé avec une maquette avant d'être incrusté dans la scène. Mais l'acteur s'est de nouveau servi de l'aérogénérateur (et de câbles permettant de maîtriser sa trajectoire) pour se faire propulser sur le train, sans se ménager : "J'ai fini par le faire trois ou quatre fois et ça faisait mal - j'ai eu des bleus pendant plusieurs jours", a raconté le principal intéressé. "Mais je voulais que cela paraisse réaliste, que cela paraisse plausible."
Pour un spectateur habitué aux effets spéciaux, ce trucage aura peut-être légèrement vieilli, car certaines incrustations se remarquent. Mais le passage reste toujours aussi spectaculaire et époustouflant, grâce notamment à cette volonté de limiter au maximum l'intrusion du numérique, et de ne pas tricher en montrant que c'est bien Tom Cruise qui réalise la cascade, même aidé par des câbles. Avec les jeux de masques et les trahisons, cela deviendra l'un des codes de la franchise à laquelle John Knoll a de nouveau participé pour les besoins de Protocole Fantôme en 2011, et qui s'apprête à passer la septième en 2021. Des vidéos de tournage ont d'ailleurs montré qu'une scène se déroulera sur le toit d'un train, et il serait étonnant qu'un clin-d'œil au premier film, celui par lequel tout a commencé, ne soit pas fait à ce moment-là. Verdict, si tout va bien, le 17 novembre.
Avez-vous remarqué les détails cachés de "Mission : Impossible" ?