Madame - Réalisé par Stéphane Riethauser
Au cinéma le 26 août 2020
Saga familiale basée sur des images d’archives privées qui s’étalent sur trois générations. MADAME crée un dialogue entre Caroline, une grand-mère au caractère flamboyant, et son petit-fils cinéaste Stéphane, lors duquel les tabous de la sexualité et du genre sont remis en question dans un monde patriarcal à priori hostile à la différence.
AlloCiné : Raconter le destin de deux êtres qui renversent les normes d'éducation et de sexualité qu'on a tenté de leur imposer, est-ce ainsi qu'on pourrait "pitcher" ce film ?
Stephane Riethauser : Oui. C'est l'histoire de deux personnes de générations différentes qui font face à un même choix : se plier aux règles de leur milieu, en l'occurrence celles du patriarcat qui leur assignent un rôle à jouer en fonction de leur sexe, ou se rebeller contre ce diktat pour être libre.
"Madame" a demandé cinq années de travail, en vous penchant sur votre histoire et celle de votre grand-mère. Quel a été le déclic pour vous lancer sur ce projet qui relève quasiment de l'introspection publique ?
C'est la personnalité flamboyante de ma grand-mère. J'ai commencé à la filmer dans son quotidien et à l'interviewer lorsqu'elle a eu 90 ans, sans vouloir en faire un film, simplement pour préserver sa mémoire à titre privé. C'était avant ma formation de réalisateur à la télévision. Dix ans après sa mort, j'ai visionné ces cassettes et je me suis dit qu'il y avait matière à raconter une histoire sur la condition féminine à travers le prisme de son destin hors normes. Ce n'est que bien plus tard, déjà au montage, que j'ai décidé d'inclure mon histoire dans la narration. Car même si ma trajectoire est bien différente de la sienne, moi aussi j'ai dû m'affranchir des mêmes normes étouffantes pour vivre librement ma sexualité. Conditionné par mon milieu, je jouais au mec macho et vivais mon attirance pour les garçons dans la honte et le secret. La condition des gays rejoint celle des femmes : nous subissons tous deux une forme de domination des mâles hétéros. Ce que j'imaginais comme une biographie aux accents féministes est devenu un dialogue intimiste qui traite de la question du genre de manière plus générale.
Au cours de ces cinq années, comment avez-vous vécu cette plongée dans les archives familiales ? Avez-vous redécouvert ou même découvert des choses ? En quoi ce travail vous a t-il changé ?
La production a été interrompue à plusieurs reprises en raison de manque de financement et aussi parce que je me suis perdu dans la masse des archives familiales et que je ne savais parfois plus ce que je voulais raconter… J'ai fait deux autres films pendant ces pauses forcées, ce qui m'a permis de prendre du recul, et aussi de trouver l'argent nécessaire pour le terminer. Ce processus d'introspection a été parfois enivrant -il est fascinant de se plonger dans son passé et de décortiquer les normes et les valeurs qui régissent notre éducation à travers des archives- mais aussi parfois troublant, déroutant, voire désagréable, à force de voir ma bouille sur l'écran et de vivre en permanence dans mon propre passé… Angoissant aussi à l'idée d'exposer ma famille dans son intimité, et de confronter à nouveau mes parents à mon coming out qui a été très douloureux pour eux. Au final, ce travail m'a permis de jeter un regard plus lucide sur mon milieu, sur ma trajectoire, et de mieux me connaître.
Le film est évidemment extrêmement personnel, mais il possède au final une grande universalité. Quand avez-vous pris conscience de cela ?
Je sentais que ma grand-mère pouvait émouvoir, faire rire, séduire les gens, comme elle l'a fait toute sa vie. C'est un vrai personnage de film. Mais j'étais assailli de doutes en ce qui me concerne : qui pourrait bien être intéressé par l'histoire de ce petit bourgeois privilégié ? Durant ces périodes d'incertitude, j'ai été encouragé par mon assistante et ma monteuse, qui m'ont aidé à trouver la distance nécessaire pour ne pas sombrer dans un narcissisme déplacé. J'ai été animé par le souci d'être le plus honnête possible, de raconter les choses comme je les ai vécues, sans enjoliver, en accentuant plutôt mes défauts ou mes erreurs de parcours, et en y injectant un peu d'humour. On ne sait jamais comment le public va réagir… Le soir de la première au Festival Visions du Réel, j'étais pétri d'angoisse, mais la salle a réagi de manière dithyrambique, et depuis, le film a fait le tour du monde, gagné de nombreux prix, et je reçois des centaines de messages d'inconnus qui me disent qu'ils se sont retrouvés dans cette histoire, qu'ils ont ri, et même pleuré. Je me suis rendu compte que le film pouvait aider à briser des tabous et ouvrir le dialogue dans les familles. Ces témoignages me touchent énormément, il n'y a pas de plus beau cadeau pour un cinéaste.
Qu'est ce que votre grand-mère aurait pensé de ce film selon vous ?
Peut-être qu'elle aurait jugé certains passages impudiques. Et la grande dame, la diva qu'elle était aurait certainement détesté les séquences où je la montre en robe de chambre, mal coiffée ! Ceci dit, elle aurait adoré le fait d'être la star du film, elle aimait être le centre de l'attention. Et elle aurait certainement approuvé le message d'amour qui s'en dégage.
"Madame" sort en salles en pleine crise sanitaire du coronavirus. Comment aurait-elle réagi à la situation selon vous ?
Ma grand-mère est née en 1909, plusieurs de ses proches sont morts de la grippe espagnole en 1919, elle a vécu deux guerres mondiales, et elle a survécu à toutes les crises politiques, économiques ou sanitaires qui ont jalonné le XXe siècle, je pense qu'elle aurait pris cela avec philosophie… Aujourd'hui, elle serait sûrement en train de peindre de fabuleux tableaux dans son atelier, elle m'appellerait trois fois par jour et elle donnerait des interviews sur Skype pour la promo de Madame !
En tant qu'activiste, que pensez-vous de la période d'ouverture que traverse le cinéma et surtout les séries en terme de diversité ?
Je ne peux que me réjouir que les personnes LGBTQI* soient de plus ne plus visibles sur tous les écrans, tout comme les POC et toutes les minorités ! Ça permet aux nouvelles générations de s'identifier plus facilement et de ne plus vivre dans l'isolement, la honte et la culpabilité, ou avec un sentiment d'infériorité. Mais attention ! Le patriarcat et sa masculinité toxique tiennent encore le haut du pavé, la censure et la répression règnent sur les trois-quarts du globe, et les acquis sont menacés même dans certains pays occidentaux. Il faut donc continuer à se battre pour réaffirmer cette évidence : l'amour ne connaît pas de frontières.
Plus d'informations sur :
- www.madamefilm.com
- www.riethauser.com