UNE ODE À L'ENFANCE
Sorti en 1959, Bonjour, réalisé par Yasujiro Ozu, est un des grands classiques du maître japonais. Le cinéaste, auteur de chefs-d'oeuvre du 7ème art comme Voyage à Tokyo, Le Goût du saké ou Printemps tardif, livre ici une des plus belles chroniques enfantines de l'Histoire du cinéma.
Le film nous entraîne dans une ville de la banlieue de Tokyo. La vie suit tranquillement son cours : les mères de famille s’occupent de leur intérieur tout en jalousant celui des autres, les pères se croisent au café du coin et s’inquiètent de leur retraite à venir, tandis que les fils passent leur temps à regarder la télévision chez un voisin jugé trop excentrique. Un soir, les jeunes Minaru et Isamu pressent leurs parents pour avoir leur propre poste de télévision, en vain : l’aîné se met alors en colère face à l’hypocrisie des adultes et décide de faire une « grève de la parole », aussitôt suivi par son jeune frère…
Avec Kenji Mizoguchi et Mikio Naruse, Yasujiro Ozu fait partie d'une génération de metteurs en scène qui ont contribué à la grandeur du cinéma japonais entre les années 30 et le début des années 60. Ozu est particulièrement fascinant car il a inventé à lui tout seul un style, une manière de filmer immédiatement reconnaissable. Grâce à un pied spécialement conçu, le réalisateur a mis au point ce qu'on appelle le "plan-tatami". La caméra est ainsi placée très bas au niveau du sol et filme l'action en plaçant le spectateur comme s'il était assis sur un tatami à regarder évoluer les personnages.
UNE MANIÈRE UNIQUE DE FILMER
Ce procédé, qui paraît très simple, se révèle redoutablement efficace pour sonder les relations humaines et s'immiscer dans le quotidien de ces familles japonaises. Ozu laisse tourner souvent sa caméra de cette manière, laissant ses personnages entrer et sortir du champ sans forcément les suivre, ne coupant qu'à de rares exceptions pour faire des champs-contrechamps lors de discussions. C'est comme ça qu'Ozu filmera ses histoires familiales de filles à marier, de parents mélancoliques qui voient le temps passer à toute vitesse... et de ces enfants qui ne veulent qu'une chose, échapper à la tradition imposée par leurs parents en obtenant une télévision.
En ce sens, Bonjour fait figure d'exception dans la filmographie du maître. Habitué à explorer les affres des sentiments humains chez les adultes, il se met cette fois à hauteur d'enfants, ce qui colle parfaitement avec le style des plans tatami. À travers l'histoire de ces deux frères espiègles, Isamu et Minaru, Ozu offre un point du vue universel sur l'enfance et le choc des générations. L'intrigue principale, tournant autour de l'acquisition d'une télévision, montre déjà que les japonais étaient inquiets de l'avènement de cette petite boîte qui monopolisait l'attention des petits. Les parents interdisent à leurs progénitures d'aller s'abrutir devant... mais ces derniers ne peuvent s'empêcher de trouver des prétextes pour aller la regarder chez le voisin.
Minaru tente de s'incruster chez les voisins
CRITIQUE DE LA SOCIÉTÉ JAPONAISE
Ainsi, l'achat d'une petite lucarne devient un enjeu majeur au sein de la famille, enjeu sublimé par cette idée géniale, celle de la grève de la parole de ces deux gamins farfelus. Cela illustre parfaitement la difficulté de communiquer entre les générations. Les parents ne comprennent littéralement plus les enfants, notamment cette génération d'après-guerre qui cherche à rejeter en partie les traditions pour embrasser la modernité. Sous ses aspects gentils et bienveillants, le cinéma d'Ozu est également une critique acerbe de la société japonaise.
Par exemple, le jeune Minaru dans Bonjour s'en prend à ses parents dans une scène-clé du film. Ce dernier se fait gronder par son père qui le trouve trop bavard. Minaru se rebelle alors, osant défier son paternel en le confrontant à l'hypocrisie des adultes et leurs vaines discussions sur le temps qu'il fait ou sur les derniers ragots. Ainsi, la fougue de la jeunesse prend le pas sur le statisme des parents, accrochés à une idée du Japon qui commence petit à petit à décliner, sous l'influence des USA. Ozu observe ainsi un monde qui laisse place à un autre, un Pays du Soleil Levant en pleine mutation vers la modernité.
Minaru et Isamu se rebellent contre leurs parents
OZU ET LES FEMMES
Bonjour, comme les autres films d'Ozu, laisse beaucoup de place aux femmes. Celles-ci sont dépeintes de manière authentique dans une société japonaise à l'époque très patriarcale. Le cinéaste critique cela dans ses histoires et n'hésite pas à pointer du doigt un Japon trop renfermé sur lui-même, trop enraciné dans des traditions enfermant les citoyens dans des cases et stéréotypes. Il est d'autant plus étonnant de voir chez Ozu une telle critique de son pays, réfractaire au progrès, quand lui-même a eu du mal à se mettre à tourner en couleur. Bonjour fait partie des rares films colorisés du cinéaste ; ce dernier avait enfin cédé à la pression du Studio Shochiku à la fin des années 50. Contre toute attente, il aimera beaucoup le résultat et ne tournera plus qu'en couleur jusqu'à la fin de sa carrière avec Le Goût du saké.
Au-delà de tout ça, Bonjour est aussi une excellente comédie qui ravira les enfants (à partir de 7 ou 8 ans), notamment grâce à ses nombreux gags visuels (les deux frères faisant la grève de la parole, ils s'expriment donc de toutes les façons physiques possibles... même en pétant !). Même si le long-métrage n'a pas de doublage français, les petits seront ravis de se laisser emporter par les facéties de ces gamins même s'ils ne comprennent pas la langue et ne peuvent pas lire les sous-titres.
Les parents peuvent expliquer le contexte aux enfants, leur lire certains dialogues et vivre ensemble une expérience enrichissante devant ce grand classique du 7ème art. De plus, cela peut être une excellente introduction à la culture japonaise et susciter la curiosité des petits. Ensuite, vous pourrez prolonger le plaisir en montrant Mon voisin Totoro, Le Voyage de Chihiro ou Kiki la petite sorcière à vos petites têtes blondes, des films d'animation de Miyazaki fortement influencés par le style de Yasujiro Ozu. Enfin, mention spéciale à la musique composée par Toshiro Mayuzumi, collaborateur de Kenji Mizoguchi et Shohei Imamura, dont les sonorités tintinnabulantes accompagnent parfaitement le parcours de nos deux espiègles bambins.
À noter qu'une rétrospective des films en couleurs de Yasujiro Ozu est prévue dès le 19 août au cinéma. C'est l'occasion de découvrir Bonjour mais aussi Fleurs d'équinoxe, Herbes flottantes, Fin d'automne, Dernier caprice et Le Goût du saké.
Kiki la petite sorcière sur Netflix : pourquoi c'est l'un des meilleurs Miyazaki ?