Attention, cet article contient des spoilers sur le contenu de la saison 3 de Dark !
Comme son générique, le sens profond de la série Dark met du temps à se dévoiler. Les images qui le composent, rendues cryptiques par un effet de montage kaléidoscopique, deviennent au fur et à mesure du visionnage des clefs de compréhension de la série. Caractérisée par la complexité des liens de parenté entre ses personnages qui voyagent entre différentes époques (et différents mondes pour la saison 3), la série créée par Baran bo Odar et Jantje Friese est avant tout une parabole universelle sur la notion de filiation et de déterminisme, la perte de l'être cher et l'amour plus fort que tout, au point d'abolir la notion d'espace et de temps. Alors que cette troisième et ultime saison, plus sombre que les précédentes, augmente encore d'un cran la densité des intrigues et des voyages spacio-temporels, elle s'achève sur une note bouleversante.
Echapper à son destin
Pour sauver son fils et sa famille de l'accident de voiture qui leur coûte la vie, Tannhaus, le vieil horloger, cherche à faire l'impossible : remonter le temps, et échapper au déterminisme et à la fatalité. Mais sa tentative crée une faille qui condamne Winden à la destruction. Le fait que la ville soit anéantie encore et encore illustre le déterminisme de ses habitants, engoncés dans le quotidien morne d'une petite ville industrielle perdue en pleine forêt. Lorsque nous voyons le jeune Peter Doppler arrive à Winden pour la première fois (épisode 5 de la saison 3), il y fait la rencontre de la tout aussi jeune Charlotte à un arrêt de bus. Si le spectateur sait qu'ils deviendront mari et femme, l'adolescente met en garde le nouvel arrivant : "Winden est un trou noir. Une fois là-bas, on en ressort pas." Dans cette ville terne où tout le monde se connaît, et où les jeunes trompent leur ennui en trafiquant dans la forêt, chaque famille subit le poids des secrets et des erreurs du passé. Que l'on se situe au début du siècle ou dans sa réalité alternative, Winden est comme une chappe de plomb qui s'abat sur le destin de ses habitants et les empêche de fuir, ou d'aspirer à autre chose que la voie qu'ils pensent être tracées pour eux. Si les époques changent, les lieux et les actions des habitants restent immuables. Mais dès lors que l'on connaît son passé, et qu'on sait qu'il influence le futur (et que le futur influence le passé, comme le mantra de la série Dark le dit), n'est-il pas possible de tracer une nouvelle voie ?
Quand les erreurs du passé se répètent
L'une des phrases clef de cette saison est "la fin est le début, et le début est la fin." Chaque événement de la série est intrisèquement lié à une action passée, que ce soit celle produite ou vécue par un personnage dans sa jeunesse où les conséquences des actions de leurs aînés sur leur futur. Si on prend l'exemple d'Hannah (dont le prénom est un palindrome, un mot qui peut se lire dans les deux sens), celle-ci est constamment malheureuse avec les hommes, qu'il s'agisse du père de Jonas ou d'Ulrich. Et même lorsqu'elle se retrouve dans le passé à avoir une liaison avec Egon Tiedemann, ou dans une réalité alternative où elle vit avec Ulrich après qu'il se soit séparé de Katharina et attend un enfant de lui, elle est systématiquement rejetée ou trompée, victime de la répétition du noeud temporel qui mène fatalement à l'explosion de la centrale de Winden en 2020, et au déclenchement de l'Apocalypse.
Après deux saisons à suivre les consignes du futur Jonas et d'Adam, puis de la future Martha, Jonas va finalement comprendre que le seul moyen pour lui de sauver Winden va être de ne pas faire ce qu'on attend de lui, et de cesser de reproduire les erreurs de ses aînés. La volonté de rompre le noeud symbolise ainsi le fait d'échapper au poids de l'héritage et des traditions, et de ne pas se contenter d'une vision fataliste du futur auquel il ne peut échapper. A travers l'écoulement de la matière noire qui condamne Winden suite à l'explosion de la centrale, on peut lire dans Dark à la fois l'incarnation de la menace du nucléaire et de la corruption des élites (et une référence indirecte à la catastrophe de Tchernobyl), mais aussi un message écologique plutôt optimiste pour les jeunes générations : même si les actions de nos aînés semblent nous condamner, il ne faut jamais cesser de se battre pour des jours meilleurs.
La rédemption dans le sacrifice
La quête de Jonas est symbolisée par Saint Christophe, saint patron des voyageurs qui l'accompagne partout sous la forme d'un médaillon. Pendant toute son existence, il aura comme ultime but de sauver Winden; mais au fil des épreuves et des voyages temporels, son espoir se transforme en fatalisme. Un fatalisme qui se révèle être incarné par Eva, la future Martha : pour elle, le noeud temporel ne peut être brisé, il faut préserver le cycle à tout prix, quitte à perpétuer la souffrance et la mort. Le salut des habitants de Winden vient finalement de Claudia, le "diable blanc", qui n'a jamais perdu espoir de sauver la vie de sa fille Regina, atteinte d'un cancer. Jonas, Claudia ainsi que Martha finiront par comprendre que le salut de Winden et de leurs proches réside dans une solution terrible : celui d'annuler leur propre existence.
Cet aspect sacrifiel fait écho à la figure christique, renforcée par le duo formée par Adam et Eva en référence au mythe fondateur, illustré dans la série par le célèbre tableau de Lucas Cranach l'Ancien et par le fait que la matière noire permettant de voyager dans le temps soit appelée "la particule de Dieu" par le vieux Jonas. Mais alors, pourquoi les deux héros sont-ils condamnés à un amour impossible ?
Tout d'abord, Jonas et Martha sont liés par erreur. La boucle cosmique qui les unit leur donne un lien de parenté : Noah est le frère d'Agnès, qui est la grand-mère d'Ulrich. Ulrich est le père de Mikkel, qui s'avère être devenu le père de Jonas... Et fait donc de Martha sa tante. Leur union (incesteuse, donc) dans la saison 3 donne naissance à "l'origine" (die Ursprung en allemand), un fils, dont la mission est de perpétuer le noeud qui condamne Winden et ses habitants à l'apocalypse, en faisant disparaître certains protagonistes clefs qui pourrait mettre en péril la répétition des événements. Une union tragique qui, malgré la puissance de l'amour que se portent Jonas et Martha, doit être anéantie.
Ensuite, le destin de Martha et Jonas est traduit par la métaphore du fil d'Ariane, à laquelle la série fait plusieurs références (Jonas suit un fil rouge qui le guide dans la grotte en saison 1, et les deux version de Martha jouent le rôle d'Ariane dans la pièce de théâtre du lycée de Winden.) Dans la mythologie grecque, Ariane permet à son amant Thésée de s'enfuir du labyrinthe du Minotaure grâce au fil qu'elle y a déroulé.
En revanche, le mythe possède plusieurs fins alternatives souvent méconnues, dans lesquelles Thésée abandonne ensuite Ariane sur une île, conséquence du châtiment des dieux. On peut voir dans la conclusion de Dark une forme de clin d'oeil à Ariane et Thésée, qui triomphent ensemble du Mal mais voient leur amour sacrifié au nom d'une fatalité divine qui les dépasse. Dans Dark, Jonas et Martha finissent par comprendre grâce à Claudia que leur existence est une erreur dans la boucle temporelle créée par Tannhaus. S'ils parviennent à rompre le noeud, la ville et ses habitants seront sauvés, mais leur existence, qui dépend de cette erreur, sera annulée.
Cette issue digne d'une tragédie grecque permet aux trois folles saisons de Dark de converger vers une conclusion intime et douce-amère, qui surprendra peut être, mais qui marquera indéniablement le monde des séries par l'ambition de son concept : celui d'amener le grand public à une réflexion philosophique sur l'espace-temps.
Dark saison 3, disponible sur Netflix :