Il y a tout juste 15 ans, le 2 mars 2005, sortait en salle un électrochoc signé par le réalisateur Hubert Sauper : Le Cauchemar de Darwin. En Tanzanie, dans les années 60, la Perche du Nil, un prédateur vorace, fut introduite dans le lac Victoria à titre d'expérience scientifique. Depuis, pratiquement toutes les populations de poissons indigènes ont été décimées. De cette catastrophe écologique est née une industrie fructueuse, puisque la chair blanche de l'énorme poisson est exportée avec succès dans tout l'hémisphère nord. Pêcheurs, politiciens, pilotes russes, industriels et commissaires européens y sont les acteurs d'un drame qui dépasse les frontières du pays africain...
Ci-dessous, la bande-annonce du film documentaire...
Le moins que l'on puisse dire, c'est que le tableau dressé dans l'extraordinaire film d'Hubert Sauper est proprement apocalyptique. Avec la vigueur d'un uppercut, le réalisateur nous entraînait dans une hallucinante descente aux enfers, celle du libéralisme dans ce qu'il a de plus pervers, dans lequel quelques individus s’enrichissent à la fois par un échange inégal qui affame la population et par des ventes d’armes qui alimentent les conflits de la région.
Documentaire aux allures de polar d'une noirceur abyssale, couvert de prix à travers le monde (dont une citation à l'Oscar du meilleur documentaire), le Cauchemar de Darwin était à la fois sublime et atroce dans ce qu'il montrait. Car c'est le capitalisme le plus sauvage qui a gagné, dans le sens le plus darwinien du terme. Autrement dit : la marche mondiale de l'économie est régie par la loi du plus fort. Quinze ans après, le bilan ne s'est hélas pas franchement arrangé, bien au contraire...
La (très vive) polémique
Au-delà de la déflagration que le documentaire provoqua, Le Cauchemar de Darwin a fait l'objet d'un vif débat quant à sa véracité, d'abord dans un article de Libération du 27 février 2006, puis dans une contre-enquête publiée par Le Monde quelques jours plus tard. La charge la plus vindicative est toutefois venue de l'historien François Garçon, qui contestait le sérieux des faits présentés, notamment la véracité du trafic d'armes, dans un article par dans la revue Les Temps Modernes en 2005. Puis dans un ouvrage publié chez Flammarion en 2006, Enquête sur le cauchemar de Darwin.
Envenimée, la polémique s'était alors déplacée sur le terrain judiciaire : devant les accusations réitérées de Garçon, Hubert Sauper porta plainte en diffamation en janvier 2008. L'historien est condamné en première instance, le 22 février, à 500 € d'amende avec sursis par le tribunal correctionnel de Paris pour diffamation envers Hubert Sauper, pour avoir affirmé que le réalisateur aurait payé des enfants pour "jouer et rejouer des scènes". Le tribunal estimait toutefois que les autres propos de l'historien n'avait pas "dépassé les limites admissibles du droit de critique", notamment quand il qualifiait de "procédé d'une incroyable malhonnêteté" l'affirmation d'un lien entre l'abandon des enfants autour du lac et le commerce de la perche, quand il niait la réalité du commerce des armes et la destination des carcasses de poisson à l'alimentation humaine. François Garçon fit appel de la décision, mais a perdu. Dans son verdict rendu le 11 mars 2009, la cour d'appel confirma que François Garçon ne disposait "manifestement pas d'une base factuelle suffisante pour formuler à l'encontre du réalisateur une telle accusation de manipulation des enfants et de tromperie sur la réalité des situations qu'il a filmées". (Pour le détail de l'affaire, un très intéressant article publié par Télérama revenait sur les faits).
Un combat judiciaire qui a laissé des traces chez le cinéaste. Lorsque nous l'avions rencontré en septembre 2015 alors que sortait son nouveau (et remarquable) documentaire, Nous venons en amis, il avait mis six ans à le réaliser, dans le plus grand secret : "le secret a été nécessaire parce que je sortais d'une période d'acharnement après mon précédent film, des polémiques pleines de haines, orchestrées par un groupe de gens qui voulaient me nuire et me détruire. Un groupe très bien financé d'ailleurs, avec des banquiers suisses derrière, le lobby d'import / export, le genre de choses où on ne sait jamais très bien qui c'est, qui paye..." nous lâchait-il au cours d'une passionnante rencontre. Qu'il concluait d'ailleurs par ces propos pessimistes, pouvant tout aussi bien servir d'épitaphe à son terrible documentaire Le Cauchemar de Darwin : "Les américains disent "it's gonna get worse before it gets better" : "ca va empirer avant que ca n'aille mieux". Le feu du Moyen Orient va se propager au milieu de l'Afrique. Ca va se militariser de plus en plus, pillé à fond. A un moment donné, tout va s'effriter, notamment à l'échelle mondiale, à force de tout piller, tout polluer. Car qu'est-ce qui va rester à prendre ? Rien. A ce moment là, ca va forcément mal se passer pour nous, et il sera peut-être trop tard pour agir. D'une certaine manière, à l'échelle humaine, je pense que l'avenir de la planète se joue là, en Afrique".