Début février, on apprenait que la mythique revue des Cahiers du cinéma, fondée en 1951, fragile économiquement depuis de nombreuses années, était reprise par un collectif d'amateurs cinéphiles, baptisé "Les Amis des Cahiers". Des associés - repreneurs venant du monde des Médias et des Affaires, tel le producteur français Marc du Pontavice, l'homme d'affaire Alain Weill (PDG du groupe SFR); Xavier Niel, le patron de Free qui a largement investi dans la Presse et les Médias (il est notamment copropriétaire du journal Le Monde); Hugo Rubini, dirigeant du cabinet de courtage qui porte son nom et assure 40% des tournages en France, etc.. Ce collectif souhaitait "sauver, pérenniser, redéployer et redynamiser" cette revue iconique, "pierre de l’édifice du cinéma français comme le cinéma d’auteur", selon l’un de ces associés.
Mais ce rachat a provoqué un avis de tempête et une décision inédite : l'ensemble de la Rédaction actuelle a annoncé sa démission en faisant valoir la clause de conscience, refusant ainsi de participer à un titre qui deviendrait "convivial" et "chic". Les journalistes refusent de devenir "une vitrine clinquante ou une plateforme de promotion du cinéma d’auteur français", dénoncant au passage la concentration de titres jadis libres au profit de grands des télécoms ou de patrons. Dans le journal Le Monde de jeudi, le nouveau gérant de la société et directeur de la publication, Eric Lenoir, assure que "La rédaction doit écrire ce qu’elle veut sur le cinéma. Il est hors de question de guider ses choix", précisant par ailleurs que si la rédaction est libre, il lui sera tout de même suggéré de "renouer" avec le cinéma français...
La Rédaction du magazine a transmis un communiqué, publié sur le site de l'association Acrimed. Le voici :
La rédaction a décidé de quitter les Cahiers du cinéma. Les journalistes salariés prennent la clause de cession, clause de conscience protégeant le droit du journaliste lors du changement de propriétaire d’un titre.
Le nouvel actionnariat est composé notamment de huit producteurs, ce qui pose un problème de conflit d’intérêts immédiat dans une revue critique. Quels que soient les articles publiés sur les films de ces producteurs, ils seraient suspects de complaisance.
La charte d’indépendance annoncée d’abord par les actionnaires a déjà été contredite par les annonces brutales dans la presse. Il nous a été communiqué que la revue devait «se recentrer sur le cinéma français». La nomination au poste de directrice générale de la déléguée générale de la SRF (Société des Réalisateurs de Films), Julie Lethiphu, ajoute aux craintes d’une influence du milieu du cinéma français.
Il nous a été communiqué que la revue deviendrait «conviviale» et «chic». Or les Cahiers du cinéma n’ont jamais été ni l’un ni l’autre, contrairement à ce que prétendent les actionnaires. Les Cahiers ont toujours été une revue critique engagée, prenant des positions claires. L’article le plus célèbre de la revue est celui de François Truffaut, «Une certaine tendance du cinéma français» (1954), fustigeant la bourgeoisie d’une partie du cinéma français. Ce serait dénaturer les Cahiers que d’en faire une vitrine clinquante ou une plateforme de promotion du cinéma d’auteur français.
Le nouvel actionnariat se compose également d’hommes d’affaires proches du pouvoir. Les Cahiers du cinéma ont pris parti contre le traitement médiatique des gilets jaunes, contre les réformes touchant l’université (Parcoursup) et la culture (le pass Culture) et mis en question à son arrivée la légitimité du ministre de la Culture, qui s’est d’ailleurs félicité publiquement du rachat de cette entreprise privée. Là aussi les actionnaires ont des intérêts qui nous interrogent.
Enfin, à l’heure où toute la presse a été rachetée par les grands des télécoms, et les patrons de Meetic, de Free, de BFM jouent aux business angels, nous refusons cette concentration dans les mains des mêmes de titres jadis libres.
Pour les repreneurs du magazine, la suite s'annonce pour le moins compliquée...