Début 90. Un groupe de Cubains installés à Miami met en place un réseau d’espionnage. Leur mission : infiltrer les groupuscules anti-castristes responsables d’attentats sur l’île. Tel est le synopsis, vraiment très épuré, du dernier film d'Olivier Assayas, Cuban Network, en salle ce mercredi et porté par un casting King Size : Edgar Ramirez, Pénélope Cruz, Gael Garcia Bernal, Ana de Armas et Wagner Moura, bien connu des abonnés de Netflix pour avoir livré une puissante composition sous les traits de Pablo Escobar dans la série Narcos.
Voici la bande-annonce de "Cuban Network", ci-dessous..
Cuban Network est tiré du livre du journaliste et homme politique Fernando Morais, The Last Soldiers of the Cold War ("Les Derniers Soldats de la guerre froide"). Un ouvrage bâti grâce à une quarantaine d'interviews conduites par l'intéressé, qui a également eu accès à des documents officiels émanant des gouvernements américains et cubains. Olivier Assayas décrit d'ailleurs l'ouvrage comme "très factuel plutôt que narratif, mettant le récit au second plan parce qu’il s’efforce d’explorer toutes les couches d’une histoire extrêmement complexe, qui couvre de nombreuses années. C’est très touffu et j’ai mis un peu de temps à y faire mon chemin [...]".
Le contexte
Il n'est d'abord pas inutile de brièvement rappeler les relations diplomatiques acrimonieuses entre les Etats-Unis et Cuba. En 1959, Fidel Castro prend le pouvoir à Cuba en renversant le dictateur Fulgencio Batista, soutenu par les États-Unis. Cuba devient ainsi une «République socialiste», qui se place dans l'orbite de l'influence soviétique. Dans un contexte international de Guerre froide, les États-Unis rompent leurs relations diplomatiques avec le pays, et imposent un embargo commercial qui est en grande partie toujours en vigueur aujourd’hui.
Dès le début des années 1960, des organisations d’exilés cubains, principalement installés en Floride, foyer historique de la communauté hispanophone, mènent des attaques ou commettent des attentats sur le sol cubain. Pour combattre ces groupes, le pouvoir cubain envoie régulièrement des espions en Floride pour infiltrer ces organisations. Au début des années 1990, près d’une trentaine d’agents forment ainsi le Wasp Network (la Red Avispa en espagnol, le «réseau guêpe»), qui est chargé d’informer La Havane des activités des exilés cubains.
C'est dans ce contexte que s'inscrivent le livre et le film dont il est adapté, qui relate ce que l'on a appelé l'affaire des Cuban Five ou Miami Five. Soit cinq officiers de renseignement de Cuba, arrêtés pour espionnage aux États-Unis en 1998 : Gerardo Hernández Nordelo, Antonio Guerrero, Ramón Labañino, Fernando González, et René González. Les cinq hommes ont été condamnés pour complot, espionnage, et projets d'assassinat. Les cibles de ces activités d'espionnages étaient, selon le jugement, le Commandement militaire des États-Unis pour la zone Sud (le SOUTHCOM) dont le QG se trouve à Miami, et quatre groupes ou cellules d'exilés cubains anti-castristes, répondant aux noms de Alpha 66, The F4 Commandos, The Cuban American National Foundation, et Brothers to the Rescue.
Durant trois ans, le gouvernement cubain nia farouchement que les hommes appartenaient à ses services de renseignement, puis le reconnut finalement, mais en plaidant cependant qu'ils visaient seulement les exilés cubains, et spécifiquement des groupes responsables d'attentats sur l'île.
Les faits
Entre avril et septembre 1997, une série d'attentats à la bombe se produit dans des hôtels de La Havane. Le 12 juillet 1998, un certain Luis Posada Carriles reconnaît dans les colonnes du journal New York Times avoir organisé ces attentats pour le compte de la Fondation Nationale américano-cubaine. Cet homme n'est pas n'importe qui : farouche combattant cubain anti-castriste ayant travaillé pour la CIA de 1965 à 1976, naturalisé vénézuélien, il avait entre-autre méfaits revendiqué l'attentat contre le Vol Cubana 455, un avion de la Cubana de Aviación, qui a fait 73 morts le 6 octobre 1976.
Après la série d'attentats de 1997, les autorités cubaines reçoivent des agents du FBI pour leur réclamer l'arrestation des terroristes, et leur fournir les dossiers concernés. La Havane fournit alors un dossier de 175 pages sur le rôle de Luis Posada Carriles dans les attentats, qui ne sera pas utilisé par le FBI. Au contraire même : le dossier sera surtout utilisé par le FBI pour mettre au jour un réseau d'espionnage sur lequel l'agence enquêtait, incluant les Cuban Five. Les preuves apportées sur un plateau par les autorités de La Havane se retournent finalement contre elles.
Dans le procès, le FBI indiquera qu'il enquêtait en fait depuis plusieurs années déjà sur le réseau d'espionnage, et avait déjà placé sur écoute Gerardo Hernández Nordelo, identifié comme le responsable du groupe des 5 espions cubains arrêtés en 1998.
Gerardo Hernández Nordelo, Antonio Guerrero, Ramón Labañino, Fernando González, et René González furent arrêtés le 12 septembre 1998. Ils furent mis en examen pour 26 chefs d'accusation, notamment celui de conspiration en vue de commettre des délits et des actes d'espionnage pour le compte de Cuba, et, dans le cas de Gerardo Hernandez Nordelo, celui d'homicide volontaire. Les autres délits concernaient l'utilisation de faux papiers ou la non-déclaration de leur statut d'agents. Les cinq hommes passèrent les 17 premiers mois d'emprisonnement à l'solement complet, un régime particulièrement dur.
Leur procès fleuve s'ouvre finalement en novembre 2000, et va durer sept mois. La défense appelle à la barre quatre officiers américains de haut rang : l'amiral retraité Eugène Carroll; le général d'armée Edward Breed Atkeson, le lieutenant-général James R. Clapper, et Charles Elliot Wilhelm, général et ancien commandant de la SOUTHCOM. Ces derniers témoignent en faveur des cinq accusés. Selon leur témoignage, rien n'indique que les agents aient cherché à obtenir des informations secrètes, ou qu'ils auraient eu intérêt à le faire. Concernant l'homicide dont est accusé Hernandez Nordelo, le procureur reconnaît le 25 juin 2001 que prouver sa culpabilité représente un "obstacle insurmontable" pour les États-Unis...
Pourtant, en décembre 2001, après quelques heures de délibération, les douze membres du jury reconnaissent les accusés coupables de tous les faits dont ils sont accusés. Gerardo Hernandez Nordelo, Ramon Labañino et Antonio Guerrero sont condamnés à la prison à perpétuité; Fernando González à 19 ans de réclusion, et René González à 15 ans.
Contestations
La défense a dénoncé de nombreuses violations des lois et de la Constitution américaine, tant dans le traitement des accusés que dans la tenue du procès. Comme le placement en détention à l'isolement durant 17 mois, alors que la loi limite cette durée à 60 jours. Elle a aussi tenté de faire dépayser le procès, qui se tenait à Miami, au motif que la loi américaine prévoit le transfert d'un procès dans le cas où le lieu est entaché de préjugés contre les prévenus. Or les avocats affirmèrent que de nombreuses pressions eurent lieu sur le jury, de la part des cubains anticastristes. Cette demande fut refusée.
En mai 2003, la défense fait appel du jugement, tandis qu'une campagne de soutiens se met en place. Aux Etats-Unis, elle est largement coordonnée par le National Committee to Free the Cuban Five. A l'international, outre la mobilisation de diverses ONG et même de Prix Nobel, la Commission des Droits de l'Homme de l'ONU s'émeut elle aussi de la situation des accusés. Le 27 mai 2005, elle publie un rapport sur les détentions arbitraires, priant le gouvernement américain à remédier à la situation, notant "que les faits et les circonstances dans lesquels le procès s'est tenu, la nature des charges pesant sur les accusés et la sévérité des sentences révèlent que le procès n'a pu se dérouler dans un climat que l'objectivité et l'impartialité requièrent, dans le but d'être conforme aux règles d'un procès équitable, telles que définies dans l'article 14 de l'accord international relatif aux droits civils et politiques [NDR : adopté à New York le 16 décembre 1966 par l'Assemblée générale des Nations unies], dont les Etats-Unis sont signataires".
Deux ans plus tard, en août 2005, la Cour d'appel d'Atlanta annule le procès, et en exige un nouveau. À la suite d'une demande du tribunal de Floride, cette décision est cassée un an plus tard. Les avocats lancent alors une nouvelle phase d'appel. En janvier 2009, les cinq espions portent leur affaire auprès de la Cour suprême fédérale, qui refuse de réouvrir le dossier. Le 13 octobre 2009, la sentence de Antonio Guerrero fut réduite à 21 ans et 10 mois de prison. Le 8 décembre de la même année, les sentences de Ramón Labañino et Fernando González sont réduites, respectivement à 30 ans de prison et 17 ans 9 mois. En juin 2010, l'avocat des cinq détenus, Leonard Weinglass, prépare à nouveau un appel avec selon lui de nouvelles preuves contre le gouvernement américain, qui aurait payé des journalistes pour écrire des articles à charge contre les accusés avant et pendant le procès... Décédé en juin 2011, son travail est repris par un nouvel avocat, Martin Garbus, qui organise une conférence de Presse au cours de laquelle il présente selon lui les preuves que le gouvernement américain a cherché à exercer une forte pression médiatique sur les Jurés du procès, et donc leur jugement.
Deux des espions ont finalement été libérés en octobre 2011 (René Gonzàlez) et en février 2014 (Fernando Gonzàlez). Les trois derniers ont été relâchés en décembre 2014 dans le cadre d'un échange de prisonniers contre un espion américain. Cet échange a été annoncé en même temps que le rétablissement en décembre 2014 d'une normalisation des relations diplomatiques entre les pays, voulue par Raúl Castro et Barack Obama, après plus de 50 ans de rupture. Même si le Congrès américain a maintenu l'embargo économique en vigueur depuis 1962, contre l'avis d'Obama, et qui a coûté, en terme de préjudices quantifiables pour l'économie cubaine, plus de 134,499 milliards de $. Depuis l'élection de Donald Trump, les relations diplomatiques se sont à nouveau tendues entre les deux pays. Ou la confirmation que l'Histoire semble bégayer à nouveau...