Lorsque la comédie romantique de Rob Reiner, Quand Harry rencontre Sally, sort en 1989, le cinéma mainstream ose enfin montrer une femme crier son plaisir même s'il est simulé, sur grand écran. D'autres films avaient déjà mis en scène des actrices en train d'avoir un orgasme mais il fallait se tourner vers le cinéma italien des années 1970, notamment l'historique Caligula, ou vers un cinéma plus indépendant et expérimental, comme celui de Catherine Breillat, ou bien même vers des machines à procurer du plaisir, comme Barbarella ou Woody et les robots.
La scène culte où Meg Ryan simule un orgasme en plein restaurant est une manière de commencer à déconstruire le tabou du plaisir féminin avec un humour décomplexé. Pourtant, avec le recul, cette scène, moderne à l'époque, met aussi en exergue un problème bien ancré dans notre société : l'accès compliqué au plaisir féminin et le tabou qui l'entoure encore. Rappelons qu'à la projection test, selon Rob Reiner, seules les femmes avaient ri aux éclats devant la scène du restaurant tandis que les hommes étaient restés muets.
L'ORGASME, ENTRE TABOU ET OBJECTIF COMPLIQUÉ
Parce que le plaisir peut être atteint grâce à la communication dans un couple et qu'il faut parfois expliquer à son ou sa partenaire comment nous procurer des sensations, Monica dans Friends prend le temps d'énumérer ses zones érogènes à Chandler. C'est ainsi par les séries, qui ont un temps de narration et d'exploration plus important que les films, que des petites révolutions de représentations ont eu lieu, notamment avec la culte Sex & the City où Carrie, Samantha, Miranda et Charlotte ont partagé sans détour les détails croustillants de leurs vies sexuelles et ont permis à certaines spectatrices de se libérer des carcans et d'exprimer leur sexualité entre copines. Surtout avec le personnage de Samantha et ses nombreuses masturbations lyriques. En termes de représentations, on est bien loin de la buée et la main furtive de Rose lorsqu'elle s'adonne au plaisir avec Jack dans Titanic.
En général, les scènes de sexe au cinéma et dans les séries sont plutôt expéditives et se terminent souvent par des râles partagés comme si l'orgasme était atteint à tous les coups. Pourtant, certains ont tenté de s'aventurer dans un process peu montré : les préliminaires. Parmi les exemples, il est étonnant de trouver la comédie potache American Pie, qui a mis en scène Tara Reid en pleine découverte du plaisir féminin grâce à un cunnilingus de son petit copain. Du côté de la mise en scène, elle est classique : de Tara Reid, on ne verra que les jambes écartées et un gros plan sur son visage, et la tête de son amoureux entre les jambes en train de feuilleter un livre du Kama-Sutra pour lui procurer du plaisir.
On peut reprocher aux comédies de s'enliser dans des clichés ou des exagérations exaspérantes lorsqu'elles représentent le plaisir, notamment le plaisir féminin, à l'écran mais elles permettent au moins de dédramatiser la recherche de l'orgasme. Toutefois, certaines mettent le doigt sur la sacralisation du plaisir ultime et le chemin de croix pour atteindre le point G d'une femme. Dans Bruce tout-puissant (2003), le personnage de Jim Carrey arrive à envoyer sa copine Grace (Jennifer Aniston) "au septième ciel" grâce à ses pouvoirs divins, comme s'il fallait être Dieu pour réussir à faire jouir son ou sa partenaire. Et dans ce genre de comédies, le plaisir se montre à l'écran par des cris très forts, des acrobaties et du matériel immobilier endommagé.
DIS MOI COMMENT TU JOUIS, JE TE DIRAIS QUI TU ES
Dans le milieu cinématographique, on peut remarquer qu'en fonction de la classe sociale d'un personnage féminin dans un film ou une série, sa manière de jouir sera différente entre des petits gémissements timides et des cris qui feront taper les voisins sur le mur. Jean-Pierre Jeunet l'illustre dans Le Fabuleux destin d'Amélie Poulain lorsque l'héroïne incarnée par Audrey Tautou se demande combien de couples jouissent en même temps à Paris. Mais souvent, atteindre l'orgasme, vu comme une fin en soi, peut provoquer une certaine libération et un accomplissement personnel avec un basculement profond de la personnalité chez certains personnages féminins.
C'est le cas de Bree (Marcia Cross) dans la série Desperate Housewives lorsqu'elle atteint le plaisir ultime avec Orson (Kyle McLachlan). Alors qu'elle pense avoir un problème médical, l'infirmière l'informe qu'elle vient tout simplement d'avoir un orgasme pour la première fois. L'expérience va profondément changer Bree et la débrider. Il en a été de même pour Nina (Natalie Portman) dans le thriller Black Swan de Darren Aronofsky, lorsqu'elle couche avec Lily (Mila Kunis). On y observe un mouvement de caméra bien schématique : un aller-retour tête-entrejambe avec un orgasme atteint rapidement.
Sur grand et petit écran, le sexe lesbien a longtemps souffert d'une vision tronquée et idéalisée par le regard masculin (le "male gaze"), comme dans La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche où Adèle Exarchopoulos et Léa Seydoux enchaînent les positions pendant plusieurs minutes de manière quasi robotique. Or, lorsqu'un moment intime entre deux femmes est filmé par une femme, on peut constater une plus grande fluidité et un certain naturel dans la direction d'actrices, que la scène soit crue comme la première scène de sexe dans Sense8 entre Nomi et Amanita ou romantique entre Marianne (Noémie Merlant) et Héloïse (Adèle Haenel) dans Portrait de la jeune fille en feu. Un soin est apporté aux scènes de sexe qui montrent que le corps entier réagit physiologiquement au plaisir.
ET LE PLAISIR SOLITAIRE DANS TOUT ÇA ?
Ce que les films et les séries montrent peu, c'est le fait que l'orgasme n'est pas une fin en soi et que le plaisir peut être atteint par d'autres moyens. Surtout que selon l'IFOP, le "devoir d'orgasme" paraît de moins en moins prégnant : les femmes étaient 41 % à estimer qu'un rapport sexuel était raté sans orgasme il y a vingt ans, elles ne sont aujourd'hui plus que 28 %. Si l'orgasme est déjà difficile à retranscrire fidèlement à l'écran, la masturbation féminine est encore un chemin obscur à explorer et à mettre en scène. Et pourtant, selon l'IFOP, en 50 ans, le nombre de Françaises déclarant se masturber a été multiplié par 4 : elles étaient 19 % en 1970 (Rapport Simon), elles sont 76 % en 2019.
S'il peut y avoir encore une certaine gêne sur le sujet dans les conversations, rien d'étonnant à ce que sa représentation soit timide sur le petit et le grand écran. Dans l'ensemble, le plaisir féminin en solitaire est cantonné à la chambre à coucher dans un souci de devoir ou de fatalité ("on n'est jamais mieux servi que par soi même"). Dans les films et séries, la plupart des personnages sont en pyjama ou en petites tenues et se caressent plus ou moins habillées sous leurs couettes. Le mouvement de caméra est toujours le même et se la joue faussement intrusif alors que ces scènes sont plutôt retenues et toujours centrées sur le visage du personnage féminin, même lorsque ce plaisir est censé être interdit, à l'image de Kristen Stewart dans Personal Shopper, qui revêt la lingerie et les vêtements de sa boss pour se masturber.
Pire encore, le plaisir féminin solitaire a souvent été associé dans les arts à un acte démoniaque et s'est parfois retranscrit avec violence à l'écran. On se souvient de la scène de masturbation avec un crucifix dans L'Exorciste ou de Charlotte Gainsbourg en train de se couper le clitoris lorsqu'elle se masturbe dans Antichrist. Certains actes de masturbation ou d'orgasme peuvent aussi être associés à la sorcellerie ou à la religion dans le fantastique. C'est le cas de la déesse Bilquis dans American Gods qui absorbe un homme par le vagin pendant l'orgasme ou la reine Kane dans See qui prend sa masturbation pour une prière.
Heureusement, ces dernières années ont vu les séries dépoussiérer le plaisir solitaire féminin avec humour, intelligence et surtout un grand sentiment de banalité bienvenu et jouissif telles que You're the worst où Gretchen et Lindsay se masturbent à tout va, Fleabag où l'héroïne incarnée par Phoebe Waller-Bridge se donne du plaisir devant un discours d'Obama à côté de son mec ou encore Sex Education où le personnage ingénu d'Aimee apprend avec humour à se donner du plaisir. Dernièrement, l'actrice Kathryn Hahn casse tous les codes en incarnant une femme divorcée qui se redécouvre et se lance dans des expérimentations sexuelles en explorant ses fantasmes et en se masturbant devant du porno dans la série Mrs Fletcher. Le chemin est encore un peu long avant de briser totalement le tabou de l'orgasme féminin sur nos écrans et dans nos vies mais le cinéma et les séries parviennent à nous offrir des scènes d'anthologie.